Portrait

Maurice Yves Sandoz

Ecrivain, compositeur et collectionneur

Maurice Yves Sandoz est un homme aux multiples facettes. Bénéficiant d’une solide formation scientifique (il acheva ses éudes par un doctorat en chimie à l’Université de Lausanne en 1916), son inclination pour les arts, la littérature et la musique l’amenèrent à s’y consacrer pleinement, à la fois en qualité de mécène et de collectionneur, mais aussi en tant que créateur.

Maurice Yves Sandoz

Maurice Yves Sandoz est un homme aux multiples facettes. Bénéficiant d’une solide formation scientifique (il acheva ses éudes par un doctorat en chimie à l’Université de Lausanne en 1916), son inclination pour les arts, la littérature et la musique l’amenèrent à s’y consacrer pleinement, à la fois en qualité de mécène et de collectionneur, mais aussi en tant que créateur.

Eternel voyageur, il vécut à Burier en Suisse, à Rome et à Naples, à New York et à Lisbonne, séjournant en Extrême-Orient, en Afrique du Nord, aux Indes, en Angleterre, au Brésil et au Mexique. Il fut par ailleurs un hôte incomparable qui sut accueillir dans ses diverses demeures ce que l’Europe de son temps comptait d’intellectuels, d’artistes et de personnalités de tous horizons.

La passion de Maurice Sandoz pour les minéraux rares, pour les mécanismes subtils des créations de Fabergé, les rencontres singulières qui jalonnèrent sa vie, en font un être d’exception au talent polymorphe, à la fois écrivain, poète et compositeur.

Recueils de nouvelles et de contes (Souvenirs fantastiques et nouveaux souvenirs, La Limite, Contes suisses, etc.) romans (Le Labyrinthe, La Maison sans fenêtres), pièces de théâtre (La Maîtresse, The Balance) mais aussi recueils de poèmes et récits de voyages se succèdent des années vingt aux années cinquante dans sa bibliographie qui, pour une quinzaine de titres, ne compte pas moins de soixante-seize éditions en cinq langues dont les plus récentes datent de 1992 (en allemand chez Limatt Verlag, Zurich) et 1994 (Editions Melchior, Genève). Le surréalisme et le fantastique sont inséparables de ses récits, souvent illustrés par des artistes prestigieux comme Salvador Dali dont il fit connaissance à Rome à la fin des années 30.

Quant à l’œuvre musicale de Maurice Sandoz, moins abondante que ses écrits, si elle est au début influencée par Schumann, on peut l’apparenter ensuite à l’école française de Duparc, Debussy ou Fauré. Essentiellement dévolue au piano et à la voix, elle comporte une Suite chorégraphique symphonique, composée à l’intention de Serge de Diaghilev, qui fut donnée en 1913 à Montreux sous la baguette d’Ernest Ansermet.

Choix des rééditions récentes d’œuvres de Maurice Sandoz

  • Contes suisses, récits, illustrations de Fabius Gugel, Editions de l’Aire, Lausanne, 1990.
  • Das Labyrinth, Roman, aus dem Franzözischen übersetzt von Gertrud Droz-Ruegg, Bibliothek des Phantastischen, Dumont Verlag, Köln, 1991.
  • Der Friedhof von Skutari, Unheimliche Geschichten, aus dem Franzözischen übersetzt von Luise Wolf, Gertrud Droz-Ruegg und Heidi Brang, illustriert von Salvador Dalí, Limmat Verlag, Zurich, 1992.
  • Le Labyrinthe, roman, Editions Melchior, Genève, 1994.

Sur Maurice Sandoz et ses collections

  • Rencontres Fantastiques, catalogue d’exposition et bibliographie, collectif, FEMS, Pully, 1992.
  • Montres et automates, la collection Maurice Sandoz, collectif, sous la direction de Bernard Pin, FEMS, Pully, 2011.

1992 « Rencontres fantastiques », Musée Historique du Vieux-Vevey, Vevey.

2010 « Les Chefs-d’œuvre de la Collection Sandoz restaurés par Parmigiani Fleurier », exposition du 20e anniversaire du Salon International de la Haute Horlogerie, SIHH, Genève.

2011 « Mechanical Wonders, The Sandoz Collection », au bénéfice de la Jazz Foundation of America, A la Vieille Russie, 781 Fifth Avenue, New York.

Mon invité, le célèbre danseur, refusa une dixième cigarette, mais accepta une nouvelle tasse de thé; et, selon la coutume de la petite Russie dont il était originaire, mit sous la langue le morceau de sucre que je lui offrais, sirotant en même temps le liquide ambré et amer.

— Vous avez assisté, me dit-il, à ce que vous voulez bien appeler mes « triomphes » et que vous me permettrez de rebaptiser plus justement mes « succès ». Ma modestie est, croyez-le, sincère et je vais vous en confier l’origine, que je n’ai jamais avouée encore à personne. Je crois que mon existence mouvementée n’est pas loin de se terminer (par politesse je fis un geste de dénégation qu’il feignit de ne pas voir) et, en tous cas, l’heure de cesser mon activité a sonné; et, si ce que je vais vous dire venait à être connu, cela ne pourrait me causer désormais aucun tort.

— Eh bien, la vérité vraie, la voici : jamais, vous m’entendez, jamais, pendant les quarante années que j’ai paru sur les scènes du monde entier, je n’ai reçu une seule lettre d’amour.

— Cela s’explique facilement, interrompis-je; vos admiratrices étaient d’avance persuadées que vous en receviez tant que cela les décourageait de tenter leur chance !

Mais mon interlocuteur secoua la tête.

— Non, non, fit-il, votre raisonnement n’est pas juste, puisque, en ce qui concerne ma partenaire, les choses étaient fort différentes. Elle me priait, un peu sadiquement, de décacheter pour elle les nombreuses lettres qui encombraient sa loge (surtout lorsque l’écriture tracée sur l’enveloppe ne lui était pas familière). Ces lettres, je dois le dire, se ressemblaient passablement : « Vous ne me connaissez pas, Mademoiselle, et pourtant je suis chaque jour au nombre de vos spectateurs, car depuis le jour où je vous vis danser pour la première fois, je n’ai plus qu’une pensée, etc., etc. »

Je fis une nouvelle tentative pour rasséréner le danseur :

— Si vous n’avez pas reçu de lettre semblable, fis-je, à demi-convaincu, c’est tout simplement parce que les femmes ont plus de retenue que les hommes; elles sont moins expansives et, d’ailleurs, vous voyant toujours secondé par la même partenaire, elles en ont probablement conclu que votre couple était indissoluble.

— Soit, dit le danseur pensif, cette fois-ci je peux mieux suivre votre raisonnement. Mais, reprit-il au bout d’un instant et de cette voix assez forte dont les Russes usent souvent quand ils veulent persuader, il aurait dé se trouver au moins UNE exception, l’Exception avec un E majuscule; il aurait dû se trouver une personne qui aurait fait fi de toutes les convenances, une femme qui se serait adressée à moi en désespoir de cause !
J’aurais voulu pouvoir réconforter l’artiste aux tempes grisonnantes en lui disant que son cas était loin d’être unique et que la carrière d’auteur ne m’avait valu aucun billet doux.

Mais un tel aveu eût été d’autant moins sincère que, depuis le début de l’an, au commencement de chaque mois, je recevais une petite enveloppe mauve (que j’avais appris à reconnaître à distance) et dont le contenu était un certain carton également mauve qui m’apportait un message laconique, toujours le même, composé de ces trois seuls mots : « je vous aime ».

Pas de signature, pas de date, et bien entendu pas d’adresse. Seul le timbre m’apportait un vague éclaircissement, car il était toujours oblitéré à la poste centrale de Neuchâtel. Mais Neuchâtel comptant plus de cinquante mille habitants, le rébus demeurait indéchiffré.

Je m’abstins donc de faire part à mon ami de ce « succès » et il s’éloigna, la tête penchée, assez abattu, me semble-t-il.

Par un heureux hasard, je reçus, peu de temps après cette conversation, la visite d’un parente qui venait assez fréquemment faire de petits séjours chez moi. Or, ma cousine était graphologue, et même graphologue réputée, aussi l’idée me vint-elle bientôt de lui soumettre une des fameuses « déclarations » anonymes.

A ma surprise, après avoir regardé un instant les trois mots si clairement tracés, elle prit une expression embarrassée, mêlée, me sembla-t-il, d’un peu de méfiance. Visiblement, elle hésitait à se prononcer.
Enfin, elle s’excusa :

— Ce n’est que demain, déclara-t-elle (comme si elle avait tenu à gagner du temps), que je pourrai te faire part de mes observations.

Et elle se retira dans sa chambre, emportant le bref message qui avait semblé lui déplaire si fort.

Le lendemain au petit déjeuner, ce fut elle qui reparla la première des billets, car je confesse que ce petit problème était sorti de mon esprit, ce qui prouve que je ne lui attribuais pas beaucoup d’importance.

Avec l’énergie des timides, elle s’écria :

— Eh bien, c’est du joli, ce message est écrit par un homme ! Et elle me rendit le billet mauve avec une désinvolture qui me parut feinte.

— Par un homme ! m’écriai-je, ou plutôt me récriai-je.

— Par un homme, cela est sûr et certain, reprit ma cousine qui paraissait soulagée d’un grand poids : tous les graphologues du monde me donneront raison. Mais, si cela peut te tranquilliser, reprit-elle presque aussitôt, je te dirai bien vite que l’auteur de ce message n’est pas… (elle hésita, cherchant ses mots) n’est pas un « freluquet ». Non. Ceci est l’écriture d’un homme d’un certain âge, d’un patricien revenu de bien des choses, comme l’indiquent simultanément l’élégance du tracé et un léger tremblement révélant une tendance au mal de Parkinson ou une passion extrêmement vive à ton égard.

— J’aimerais mieux cette dernière hypothèse, fis-je en riant, elle est plus flatteuse… Mais tu me vois bien surpris d’apprendre que, parvenu à l’âge de la calvitie, je puis inspirer « une passion extrêmement vive » (pour employer tes propres termes) à un personnage de mon sexe et d’âge mûr; c’est ahurissant et me ferait douter de la graphologie…

— D’âge mûr, c’est l’expression qui convient, confirma ma cousine, sans relever ma pointe contre son art. Les caractères qu’il trace sont ceux qu’on donnait comme modèle aux écoliers à une époque où le professeur de calligraphie taillait encore les plumes d’oie pour ses élèves et leur apprenait à faire toutes sortes de « fioritures » aujourd’hui bien oubliées. Quant à la « distinction » que j’attribue à l’auteur de ces lignes (ou plus exactement de cette ligne), je la relève dans l’assurance du tracé, dans la parfaite formation des f et des s jadis assez semblables, comme tu auras pu le remarquer en examinant des lettres originales de Jean-Jacques Rousseau; cette écriture me rappelle d’ailleurs un peu la sienne.

Allons bon, me dis-je, j’avais oublié que ma cousine était spirite; peut-être va-t-elle attribuer l’origine de ces messages à des phénomènes fantomatiques.

— Voyons, ma chère, fis-je au bout d’un moment, en admettant que tu aies deviné le sexe de mon correspondant, ne te serait-il pas possible d’en dire davantage sur son caractère, sa profession, sa personnalité ?

Ma cousine avait sans doute passé une nuit blanche et étudié à fond les caractères du message mystérieux; car elle connaissait par cœur son verdict et me le récita comme une leçon parfaitement apprise — Personne âgée, aimant la solitude, de sexe masculin, élégante, distinguée, mais dépourvue d’imagination. Egoïste, si « férocement égoïste » que je suis même surprise de le voir exprimer un sentiment tendre. En réalité, tout semble indiquer que cette personne n’est éprise que d’elle-même. C’est un cas de parfait « narcissisme ».

J’ajouterai que ton correspondant est vraisemblablement noble, puisque le v dont il se sert dans le mot vous est en réalité le v de l’alphabet allemand et qu’il l’accentue involontairement, ce qui me porterait à croire qu’il y a un « von » dans son nom (mais je reconnais que cette hypothèse est hardie).

Je dirai enfin qu’il est étrangement « méticuleux » : vois le point sur l’i, parfaitement circulaire et placé dans le prolongement exact de la lettre.

— Bien, bien, fis-je en riant. Si je venais à hériter de la fortune de mon mystérieux admirateur, je ne manquerai pas de t’en avertir; et il y aurait un souvenir pour toi.

Ma cousine parut ravie de voir que je n’avais pas pris ses assertions trop au sérieux.

Et sans doute toute l’enquête relative aux billets mauves en serait restée là, aurait dû en rester là, sans la curiosité d’une jeune fille qui venait de temps autre chez moi chercher de petits cadeaux destinés à entretenir son amitié (entretenir est le mot juste).

Le malheur voulut qu’elle tomba sur ma collection de cartes amoureuses. Et elle n’entendit pas laisser passer sous silence sa découverte qui prouvait, affirmait-elle, l’existence d’une rivale sans doute comblée par moi des plus riches présents. Cette rivale cherchait à la supplanter dans mon affection et il fallait qu’elle mît fin à cette « odieuse » correspondance ! Or sa bonne fortune, ou son malheur, voulait qu’elle fût liée d’amitié avec un détective de profession.

Cet expert chercha d’abord à l’éconduire et à lui rendre les deux billets qu’elle lui avait soumis comme « preuve tangible de mon infidélité », lorsque soudain il se ravisa : le détective se réveillait en lui.

— Sans le vouloir, vous m’avez mis devant un problème assez troublant. Ces deux cartes n’ont pas été écrites à la même date, ni à l’aide de la même encre. Et pourtant, toutefois, on pourrait jurer qu’il s’agit là de reproductions fidèles d’un troisième document qui leur serait en tous points semblable. Voyez comme les mots tracés sur ces deux cartes se ressemblent et comme ils peuvent se superposer avec précision, comme un film négatif et un positif; et pourtant, il ne s’agit pas ici de matériel photographique, ni même de papier sensibilisé.

Puis le détective se gratta le menton d’un air perplexe.

— En tout cas ce papier mauve me paraît peu banal et pourrait nous fournir le moyen d’identifier l’expéditeur : pourriez-vous m’en confier un exemplaire ?

— Bien volontiers, répondit la jeune fille, dont la curiosité était piquée au vif et qui n’eût pas hésité à prêter la Tour Eiffel au policier si elle avait été certaine que ce document encombrant l’eût fait découvrir cette rivale à laquelle elle se promettait d’arracher les yeux.

— Mon ami ne s’apercevra nullement de l’absence d’un billet. Le nombre de ces messages est incalculable. (Elle exagérait puisqu’il n’était que de 4 ou 5), mais au fond elle avait raison, puisque je ne m’aperçus pas de la disparition du carton mauve enlevé dans un tiroir que je ne fermais pas à clef, n’ayant somme toute rien à me reprocher.

 

* * *

 

Un mois passa sans que le détective, qui avait bien d’autres préoccupations, donnât signe de vie.

Puis, un jour, il téléphona à Claudine (lorsqu’il s’agissait de femme, il avait la sagesse de ne jamais écrire) et lui dit qu’il avait trouvé sans aucune peine la papeterie qui vendait ces polis « bristols » désuets. Un seul amateur venait les acheter périodiquement : c’était un horloger bien connu que le Musée de Neuchâtel chargeait de l’entretien et de la conservation de ses pendules. Et il lui en dit le nom.

— Nous y sommes ! dit Claudine au bout du fil, il a une fille ravissante…

Et pensant que, mis devant des faits aussi probants, j’entrerais dans ce qu’elle appelait la voie des aveux, elle me mit au courant de sa découverte.

— Je connais ce charmant homme, me bornai-je à répondre tout surpris mais je vous affirme que j’ignorais complètement l’existence de sa fille, jolie ou non.

— A d’autres ! s’exclama Claudine avec une vulgarité qui me fit mal.

— Cela est si vrai, repris-je vexé, que nous allons lui téléphoner tout à l’heure et lui demander s’il peut me donner ou plutôt nous donner la clef de l’énigme.

Soudain, la vérité se fit jour en mon esprit et j’éclatai de rire.

— Vous riez jaune, s’exclama Claudine hors d’elle (à ce moment, je m’aperçus qu’elle n’était pas aussi jolie que je l’imaginais).

Il me fallut un peu de temps pour regagner mon sérieux.

— Non, fis-je enfin en me maîtrisant; écoutez-moi bien, Claudine : ce ne sont ni l’éminent pendulier, ni sa jolie fille qui écrivirent ces messages étonnants; ils se bornent tout au plus à me les transmettre !

— De la part de qui ? interrogea Claudine avec des yeux fâchés qui lui sortaient de la tête comme des yeux de langouste.

Ils sont rédigés par le pendulier mais écrits par « l’Ecrivain ».

— « L’Ecrivain » ? Quel écrivain ? Qu’est-ce que vous me chantez là ? s’exclama Claudine qui ne décolérait pas.

— « L’Ecrivain » de Jacquet Droz : cet automate à l’aspect d’un petit garçon, cet automate, ou plus exactement cet androïde qui fit tant parler de lui sous le règne de Marie-Antoinette et qui est désormais confiné dans les salles du musée de la ville, en compagnie de la « Musicienne joueuse d’orgue » et du « Dessinateur ».

Ces trois automates s’animent pour le plus grand plaisir des visiteurs le premier jour de chaque mois (ce qui explique pourquoi je recevais toujours à pareille époque les « poulets » que l’écrivain calligraphiait avec tant de soin et d’élégance).

Enfin, j’ai contribué à rendre quelque célébrité à cet automate oublié de nos voisins de France en facilitant son voyage à Paris où, au Conservatoire des Arts et Métiers, il se livra à mille prouesses devant une foule de visiteurs enthousiastes.

Pour me remercier de façon vraiment originale de cette intervention, le directeur du musée me fait parvenir chaque mois ces messages « autographes » témoignant de la reconnaissance un peu débordante de l’écrivain mécanique et de la sienne !

Mais pourquoi répéter si souvent ces messages ? interrogea Claudine, demeurée méfiante.

— C’est bien simple : j’ai plusieurs adresses, je voyage beaucoup et les messages furent par précaution envoyés en plusieurs exemplaires, aux quatre coins des cieux. Il s’agissait d’une simple plaisanterie, mais votre méfiance a transformé la comédie en drame et lui a donné une importance qu’elle n’aurait jamais dé avoir.

— J’aime mieux ça, dit Claudine calmée. (Hélas, de nouveau elle me parut charmante.)

 

* * *

 

Quinze jours plus tard, me trouvant au Musée de Neuchâtel, où j’étais ce jour-là le seul visiteur, je tombai en contemplation devant l’Ecrivain rapatrié. Je le trouvai charmant et l’absence de tout garde me permit de faire un geste assez puéril mais qui m’amusa : je donnai un baiser (un « bec » comme on dit chez nous) au petit artiste potelé.

A ce moment, un soupir attira mon attention pourtant j’étais seul dans la pièce vide et sonore.

Mais voici que je découvris avec stupeur que la voisine de l’Ecrivain, la Musicienne, respirait profondément et c’est d’elle que provenaient ces soupirs à fendre l’âme (la mienne tout au moins).

Elle est amoureuse de l’Ecrivain, pensai-je, et jalouse comme Claudine ! Un petit frisson, celui que provoque l’inexplicable, passa dans mon dos. Ce fut avec un véritable soulagement que je vis le conservateur du musée pénétrer dans la pièce.

— Dites-moi, cher Monsieur, demandai-je alors un peu timidement, suis-je la victime d’une illusion ou du trop bon vin de Neuchâtel, mais il me semble que votre Musicienne s’agite et soupire !

— Vous avez raison, tout à l’heure nous avons fait une démonstration des talents de la Musicienne pour le Maharadjah de Coroda : le mécanisme qui fait mouvoir les doigts de la Musicienne et celui qui stimule sa respiration sont contrôlés par deux ressorts différents. Quand le premier a cessé de fonctionner, l’autre reste actif longtemps encore afin d’entretenir chez le spectateur l’illusion de la vie, illusion frappante, n’est-ce pas ?

— Trop frappante, fis-je, soulagé.

C’est égal, j’ai dans ma vie brûlé bien des lettres; mais je ne détruirai pas les lettres d’amour qui me furent écrites par un petit garçon vieux de plus de cent soixante ans.

N’est-il pas le seul être au monde qui pourrait, cent ans après ma mort, m’en adresser encore de semblables, aussi soignées, aussi chaleureuses, aussi péremptoires ?

 

* * *

 

Un mois plus tard, traversant la Bahnhofstrasse à Zurich, j’avisai le danseur qui, m’ayant reconnu, venait à ma rencontre.

Après les formalités d’usage, j’eus l’idée malencontreuse de revenir à ce qu’il m’avait confié. Je ne pus m’empêcher de lui dire qu’il me semblait qu’il vaut mieux ne jamais recevoir de lettres d’amour que d’en recevoir, comme cela m’arrivait, qui sont écrites par un robot.

— Robot ? interrogea le danseur, pour lequel le mot était nouveau.

— Robot, automate, si vous préférez, répliquai-je.

Je vis alors son visage se décomposer.

— Pardonnez-moi, fit-il en consultant sa montre de poignet, mais je suis excédé de besogne. Spokoïnonotche (bonne nuit), ajouta-t-il, et, sans me serrer la main, il traversa en hâte la spacieuse avenue, visiblement désireux d’en mettre toute la largeur entre lui et moi. Et, depuis cet entretien, il n’est plus jamais venu me voir.

 

Texte tiré de Contes Suisses, récits, illustrations de Fabius Gugel,
Aux Miroirs Partagés, Lausanne, 1956. Réédition, Editions de L’Aire, Vevey, 1990.

Lorsqu’un romancier souhaite plonger ses lecteurs (s’il en a), dans une atmosphère favorable à la peur et propice au mystère, il prend soin de placer les personnages de son récit dans un décor approprié. Il fait surgir de toutes pièces une maison de campagne isolée, ou, ce qui est encore plus inquiétant et beaucoup plus distingué, un château, historique à souhait et moyenâgeux énormément. Après avoir ainsi pourvu aux premières nécessités, il déchaîne tous les éléments. Les éclairs précèdent les roulements du tonnerre, la pluie bat les carreaux de fenêtres, des rafales de vent ouvrent inopinément les portes les mieux closes et la plainte des vagues marines, savamment comparée aux gémissements des blessés demeurés sur un champ de bataille, complète le tableau.

Je crains bien de ne pouvoir communiquer à mes lecteurs l’émotion profonde et unique en ma vie que je ressentis certain soir. Car la vérité de mon récit m’oblige à les conduire au coeur d’une grande ville, et bien vivante, toute sonore du coup de trompe des autos qui passent, comme les eaux d’un fieuve, dans ses larges rues; une ville que la nuit même ne parvient pas à rendre mystérieuse, parce que le mystère fuit devant les banderoles aveuglantes de ses affiches au néon et devant la fête de ses étalages illuminés presque sans trêve.

Je veux parler de Zurich. Non loin de la Peters Kirche, il y a un petit restaurant bien connu des gourmets. A ceux que la curiosité ou la gourmandise conduirait de ce côté, je dirai que les volets sont peints de hachures vertes et blanches et que par les fenêtres on aperçoit non seulement l’église de Saint-Peter, mais encore la charmante demeure qui tint lieu de cure et qui hébergea Lavater.

Souvent, j’ai gravi l’escalier de chêne qui conduit à la pièce vieillotte où l’on mange des canards sauvages dignes d’un renom que j’ai déploré plus d’une fois, lorsqu’il m’a fallu ressortir « bredouille », faute de m’être assuré une table.

Cet escalier est séparé de l’extérieur par une porte-écran en verre dépoli, décorée de grappes de raisins. Au centre, l’on voit une gravure au sable assez fine. Elle représente Goethe cinquantenaire.

Le portrait du poète se retrouve un peu partout dans cette maison. Une miniature a fixé les traits de sa jeunesse; une sanguine, la beauté grave de son âge mûr. Enfin, un portrait de l’école de Tischbein offre l’image d’un vieillard imposant, revêtu d’une houppelande et coiffé d’un immense chapeau, dont les bords ne parviennent pas à dissimuler complètement de longs cheveux poivre et sel. Debout devant une table, le maître s’y appuie de la main droite. Le médius porte une énorme turquoise taillée en croissant de lune, et cette seule main, longue et fine, révèle un esthète, un poète, un écrivain.

Cette demeure reste fidèle au souvenir de Goethe. Souvent, il y est venu dîner. Ces marches ont gémi sous son pied. A l’une de ces tables, il s’est assis, et là, il a dégusté tour à tour des vins du Rhône ou du Rhin. Il a goûté aux fromages et à la crème de la Suisse centrale et aux beignets de pommes douces, dont la recette s’est conservée et que l’on mange, aujourd’hui encore, accompagnés de ces fritures légères, saupoudrées de sucre, que nous appelons, en Suisse romande, des « merveilles » et qui méritent quelquefois leur nom. Mais je m’excuse d’une digression aussi longue. Et j’arrive à l’incident que je vais vous conter.

Il y a quelques mois à peine, je m’arrêtai à Zurich pour y passer la nuit. La force de l’habitude, jointe à celle, plus impérieuse encore, de la gourmandise, me fit monter une fois encore l’escalier de bois ciré.

Dès mon arrivée, je m’aperçus que l’éclairage était mauvais. Les lampes électriques brûlaient en veilleuse. Dans cette demi-obscurité, la petite pièce reprenait l’air de réserve un peu sévère qu’elle devait avoir cent ans plus tôt, alors qu’elle était éclairée aux chandelles.

Je le fis remarquer à la servante.

— C’est la première fois que ça nous arrive, répondit-elle. Ça ne tombe d’ailleurs pas trop mal, puisque nous n’avons personne.

— Quoi ! Personne !

— Personne ! affirma-t-elle de nouveau. Et c’est bien extraordinaire. C’est aussi la première fois qu’une chose pareille arrive depuis que je suis ici pourtant, il y aura bientôt quinze ans de ça.

En effet, si les couverts étaient dressés, si quelques chaises fallacieusement appuyées contre les tables pouvaient provoquer quelques illusions, j’étais bien, en réalité, le seul hôte du logis et je le demeurai, ou presque.

Pendant que je me battais avec inélégance, mais victorieusement, contre des pattes de grenouille, je m’aperçus que, peu à peu, les rumeurs de la ville s’éteignaient et ne m’arrivaient qu’amorties.

Plus de trompes d’autos, plus de ronfiements de moteurs, plus même le bruit des pas. D’une marche progressive, le silence envahissait la salle, et cette progression était si régulière que j’en vins à me demander, non sans quelque appréhension, si ce n’était pas là un phénomène subjectif et si je n’allais point devenir sourd.

La bruyante arrivée de la jeune femme, qui m’apportait les champignons farcis, me rassura.

— Il neige, me dit-elle. Les fiocons tombent si serrés qu’on ne voit pas à un mètre devant soi. Voilà pourquoi la lumière est mauvaise. On dit que les câbles se rompent quand ils portent un gros poids de neige fraîche.

Je me levai et, allant à la fenêtre, j’écartai les rideaux et regardai au dehors. La neige tombait en fiocons drus. Leur avalanche silencieuse éteignait, peu à peu, tous les bruits de la ville.

A la Peters Kirche, le timbre fêlé de l’horloge égrena dix coups dans le silence. Et, subitement, entre les murs de cette pièce mal éclairée, où les rumeurs du dehors n’arrivaient qu’assourdies, je me crus transporté à cent cinquante ans en arrière. Le son même de cette cloche antique me parut un soupir de vieillesse résignée…

Tout à coup, je perçus un bruit auquel je ne m’attendais pas et dont l’anachronisme plut à ma rêverie. C’était le tintement des grelots accompagnant le rythme étouffé d’un attelage à deux chevaux. Je tendis l’oreille. Mais je ne me trompais pas. Le bruit se rapprochait et devenait de plus en plus distinct. J’aurais même juré que l’équipage invisible – je m’étais inutilement penché à la fenêtre dans l’espoir de le découvrir – s’était arrêté à la porte de l’auberge.

C’est, pensai-je, la poste des temps jadis. Elle s’arrêtait ici, au relais. A moins que ce ne soit un équipage fantôme ?

L’escalier craqua sous un pas ferme et mesuré. Puis les pas se rapprochèrent et la porte s’ouvrit.

Un vieillard de haute taille entra dans la pièce. Il était revêtu d’un manteau qui ressemblait à une houppelande, et coiffé d’un chapeau à larges bords que la neige avait transformé en galette blanche. Il enleva son manteau, secoua son chapeau, jeta un rapide coup d’oeil au portrait de Tischbein et s’assit. Je demeurai stupéfait.

J’avais, devant moi, sous le portrait, sa réplique exacte, mais vivante. Même nez aquilin, mêmes cheveux longs, poivre et sel, même mouvement hautain de la tête rejetée en arrière, et, détail qui paraîtra incroyable, même col empesé d’un modèle aujourd’hui disparu, et qui soutenait le menton en le dépassant de ses deux pointes.

La servante était allée chercher la carte des mets qu’elle posa devant lui, sur la table. Alors, seulement, il ôta ses gants.

Je vis une main longue et nerveuse, des doigts expressifs. Le médius portait une turquoise énorme, taillée en croissant de lune.

Je me demandai si je rêvais. Un subit éclat de la lumière me convainquit que j’étais parfaitement éveillé. Le personnage était bien là. Installé dans son coin, il composait tranquillement son menu. Et, pendant qu’il mangeait, je ne le quittai pas des yeux.

Il ne sembla pas s’en apercevoir tout d’abord, puis son regard, un instant distrait, s’arrêta sur le mien l’espace d’une seconde et je crus surprendre un sourire amusé. Sans paraître s’occuper davantage de ma présence, il acheva de dîner. Lorsqu’il eut fini, il remit sa houppelande, son chapeau, ses gants, demanda l’addition, laissa sur la table un pourboire qui lui valut une révérence et partit, très vite, sans ajouter un mot, comme s’il eût craint d’être interpellé. On l’entendit descendre rapidement l’escalier. La porte d’entrée s’ouvrit et se referma; un bruit de grelots résonna au dehors.

En hâte, je payai ce que je devais et me précipitai aux cuisines.

— Qui était le monsieur qui vient de sortir ? demandai-je à l’hôte affairé autour de ses casseroles.

Je posai cette question sur un ton qui dut paraître étrange au maître du logis, car il hésita un instant avant de répondre.

— C’est un monsieur de Weimar, dit-il enfin. Il y retourne justement ce soir pour assister à l’ouverture d’une exposition qu’on fait en l’honneur de son arrière-grand-père… Wolfgang Goethe…

Quelques minutes plus tard, je quittai l’auberge. Il neigeait à fiocons serrés. Un traîneau passa dans la rue désertée par les automobiles, et j’en profitai. Enfoui sous les peaux de chèvre qui tenaient lieu de couvertures, les yeux fermés, j’écoutais le tintement des grelots. C’était une voix du passé où je venais de vivre une heure.

 

Texte tiré de Contes Suisses, récits, illustrations de Fabius Gugel,
Aux Miroirs Partagés, Lausanne, 1956. Réédition, Editions de L’Aire, Vevey, 1990.