Prix FEMS | Littérature | 2019
Histoires à dire et à raconter

Isaac Pante

Les histoires à dire et raconter de l’écrivain Isaac Pante sont aussi à lire. Au nombre de trente, longues de trois à six pages, elles promettent de plonger le lecteur in media res dans un univers fictionnel dense, jalonné de dialogues efficaces, de monologues introspectifs, et de descriptions poétiques, dans lequel on s’interroge sur des situations, moments, ou décisions qui infléchissent le court d’une existence… jusqu’à la chute qui clôt irrémédiablement chacune des nouvelles du recueil.

Isaac Pante est né à Monthey (Valais) en 1981. Après des études au Collège de l’Abbaye de St-Maurice, il obtient une licence en philosophie, linguistique et informatique à l’Université de Lausanne.

Formé à la thérapie stratégique, passionné par les langages comme par celles et ceux qui les parlent, il enseigne les humanités numériques à la Faculté des lettres de l’UNIL.

Écrivain influencé par la littérature américaine, il privilégie un style direct et met son sens de la formule au service du récit, avec une sérieuse tendance à croiser les genres.

2006

Prix de Faculté pour le mémoire Max Stirner, une restauration (Faculté des lettres, UNIL)

2005

Prix Femina-Cartier pour « Madame Moriand », paru dans le recueil La femme et le temps

2001

Prix de philosophie (collège de l’Abbaye de St-Maurice)

  • Tout ce qui remue et qui vit, Natei Scapa Editions, 2013
  • Je connais tes œuvres, Editions G D’Encre, 2012
  • « Madame Moriand » in La femme et le temps, Editions G d’Encre, 2005
  • « Petits meurtres en Suisse » in Petits meurtres en Suisse, Editions Zoé, 2005
  • Passé par les armes, Editions Pillet, 2005

Le projet vise à rédiger un recueil d’une trentaine de récits brefs. Ces derniers feront entre trois et six pages, pour me permettre de respecter mon esthétique, fondée sur les quatre principes ci-après :

  • Chaque nouvelle débute in medias res ; je m’inspire ici des formes de narration chères à Hemingway, Carver et Lucia Berlin, autant d’auteur·e·s qui n’ont pas hésité à désorienter le ou la lectrice afin d’accroître l’implication dans l’univers fictionnel.
  • L’action est véhiculée pour l’essentiel par des dialogues efficaces et des monologues à même d’approfondir la psychologie des personnages ; à ce titre, les descriptions seront réduites au minimum, afin d’en maximiser la portée poétique.
  • La chute qui clôt chaque nouvelle est liée moins à un événement spectaculaire qu’à une conversion du regard résultant d’une prise de conscience; cette dernière peut être exécutée par les personnages, par le ou la lectrice, voire par les deux à la fois, comme illustré dans les deux nouvelles jointes.
  • L’importante variété de situations sera mise au service d’une forte unité thématique ; les nouvelles porteront sur les contextes, les événements ou les prises de position qui infléchissent le cours d’une vie humaine. Mort, naissance, maladie et migration seront notamment abordés, en mettant à chaque fois l’accent sur l’humanité des personnages.

Il y a assez de cendre

Ils avaient travaillé toute la matinée, dans le froid, leur haut rayé rien qu’un chapiteau sur leurs côtes. Les outils étaient lourds aux bras et aux épaules. Il les portaient avec les os plus qu’avec les muscles et quand la pointe de la pioche battait la roche, le bruit résonnait dans la plaine pelée et dans leurs nerfs. Pendant tout ce temps, le garde les surveillait. Il avait l’uniforme gris, la casquette raide, des gants. À croire que gardiens et prisonniers ne vivaient pas dans la même saison. Le garde n’avait pas de fusil. Derrière lui, petites fourmis noires, des soldats s’agitaient au sommet des miradors.

Ils cassèrent la roche pendant huit heures de plus, posèrent la pioche sur leurs épaules. Les plus faibles la traînaient derrière eux en trébuchant, comme s’ils tiraient un rail de chemin de fer. Sur le retour, une colonne d’hommes avançait vers la grande cheminée. Ils la croisèrent les yeux baissés. Seul Mose la détaillait. Il arrêtait son regard sur chaque enfant. Il était à la fois triste pour chacun et heureux de ne pas croiser les yeux bruns de Jérémie.

Il connaissait Jérémie de la ville. Lorsqu’ils avaient encore une maison, des portes et des pantoufles, Mose travaillait depuis chez lui. Quand le ballon rebondissait dans la cour, il allait à la fenêtre. Ils étaient trois ou quatre à taper dans la balle dégonflée. Jérémie avait une jambe plus grande que l’autre. Il regardait la partie assis sur l’escalier de pierre, quittait la cour au retour de sa mère pour travailler son violon. Mose les croisait parfois dans les escaliers. Ils parlaient peu. Un bonjour, un bonsoir.

Une nuit, la voisine avait sonné. Elle avait poussé le petit à l’intérieur. « Veillez sur lui ». Il avait eu de la peine à cacher le petit dans l’armoire. Il avait peur du noir et des espaces fermés. Il avait presque dû le pousser dedans. Il lui avait promis que tout irait bien.

Après le camion, les bottes sur la pierre et le plâtre, il avait accompagné le petit dans l’appartement vide. Par terre, le violon gisait comme un cafard écrasé. Le petit avait pleuré longtemps. Il était venu vivre chez Mose. Pendant deux semaines, ils regardèrent les camions aller et venir. On les emporta.

Au camp, on les plaça dans des secteurs distincts. Pendant cinq jours, Mose ne vit pas le jeune garçon. Mose profitait des repas et des latrines pour approcher d’autres baraquements, interroger d’autres détenus. « As-tu vu un petit qui boite ? En es-tu bien sûr ? Si tu le vois, salue-le. Il s’appelle Jérémie. »

Il l’aperçut enfin un soir. Au loin, la pioche sur le dos, il devina la forme boiteuse qui revenait de l’usine. Il peina à le reconnaître. Ils étaient tous petits et maigres, une meute de singes aux longs bras et au dos voûté. Mose leva la main et Jérémie fit de même, petite ombre parmi les petites ombres. Depuis, ils répétaient leur salut chaque soir.

Joseph s’approcha.

— Mose, arrête de saluer ce gosse.

— Il en a besoin.

— Tu vas lui attirer des ennuis.

— Il boite.

— C’est pas à ça que tu le reconnais ?

— Si. Mais là, c’est de pire en pire. Il est à la traîne.

Ils retrouvèrent leur baraquement. La lumière était éteinte. Ils étaient ivres de fatigue. Dans la nuit froide, les planches mal ajustées sifflaient leur vent. Les couvertures craquelées et pleines de poux n’étaient qu’un eczéma de plus.

— Raconte, Mose.

La fatigue pesait sur Mose comme dix sacs de sable. Sa mâchoire n’était plus qu’une lourde remorque rouillée.

— S’il-te-plaît Mose. Raconte. Qu’on fasse de beaux rêves.

Mose bougea lentement la langue dans sa bouche, comme s’il fallait combiner un jeu compliqué de poulies.

— Qu’est-ce qu’il y a Simon, tu t’impatiente ? C’est vrai qu’ils mettent du temps à l’amener ce dessert. Il faut être patient ici, beaucoup plus qu’ailleurs. Mais voilà, ils farcissent la carpe comme personne. J’aime qu’ils la servent en boulettes. C’est comme ça que la faisait ma mère, en boulettes, jamais en tranches. Elle disait que les tranches, c’était pour la ville et les prétentieux, que nous, on n’avait pas besoin de faire semblant. Ces boulettes, elles sont comme celles de ma mère. Et puis la farce est légère, légère… Et la sauce si douce. Moi, je préfère quand la chrain est douce. Aussi pour la couleur. Le velouté violet de la betterave qui coupe le raifort, c’est de la lavande pour les yeux. Mais toi, Simon, tu l’as prise forte, pas vrai ? Dis-moi, toi, sans betterave, comment elle était ?

— Bonne Mose. Très bonne. Continue.

— Tu sais, ça ne m’étonne pas. Je vais vous dire, j’ai cherché d’autres restaurants. Les filles y sont plus jolies, mais dans l’assiette, il n’y a pas mieux qu’ici. Je ne sais pas vous, mais moi, j’ai encore un peu faim. Le Gefilte Fisch m’a laissé de la place pour une tranche de kranz. Ah, il faut que je vous dise : il n’est pas toujours du jour celui-là. Parfois, il est un peu dur. Mais ils ajoutent juste ce qu’il faut de cannelle et le streusel est croquant. Par contre, c’est vrai qu’ils en mettent du temps à l’amener. Pour un peu, je ferais une sieste en attendant. Pas vous ?

Dans le baraquement, on n’entendait plus que le souffle des hommes endormis. Mose ferma les yeux, les rouvrit. Ils reprirent les pioches. Leurs semelles rapiécées mélangeaient la cendre savonneuse. En tête de file, le vieux avançait, souriant. Joseph s’approcha de Mose.

— Dis Mose, qu’est-ce qui lui prend au vieux ?

— Va savoir. Il y a de meilleurs matins. Peut-être que c’est le sien.

— Il galope comme un chevreau. Il va nous fatiguer cet imbécile.

— Viens, on va le voir.

Ils s’approchèrent du vieux. Il était en sueur, il souriait, la pioche posée sur sa clavicule comme une cigarette dans un cendrier.

— Dis le vieux, qu’est-ce qui te fait tant courir ce matin ?

— Ah Mose, Joseph ! Mes amis. Si vous saviez, vous courriez aussi, croyez-moi.

— Eh bien dis-nous. Les bonnes nouvelles sont rares.

— Je les ai entendus parler. Vers les latrines. Plusieurs disent que c’est fini. Certains auraient même déserté. Les Russes arrivent, voilà ce qu’ils disent. Les Russes arrivent !

— Arrête le vieux, combien de fois on l’a entendue cette histoire ?

— Mille fois Mose. Mille fois ! Mais cette fois, elle sort d’autres bouches. Des kapos auraient déserté. Il a fallu les remplacer. Crois-moi. Les choses finissent. Il n’y a qu’à attendre.

Ils travaillèrent une nouvelle journée. L’air était froid, presque coupant. De temps à autres, un homme ralentissait ses coups, scrutait l’horizon brun. On le remettait au travail.

Ce soir-là, dans la bouche de Mose, les tables étaient plus grandes, les fruits plus éclatants. On était au Ritz, dans la salle des fêtes. Des citronniers avaient été placés partout dans la grande salle. Au plafond, les lustres lourds pendaient sur les longues et larges tables et touchaient presque les plateaux d’argent où s’élevaient des pyramides de mangues. Il continua à décrire les oiseaux qui volaient d’un citronnier à l’autre et finit par s’arrêter. À l’exception du vieux, tout le monde ronflait.

— Ton histoire était moins bonne, dit le vieux. Elle était trop belle pour être vraie.

— Comme les Russes.

— Qu’as-tu contre l’espoir, Mose ?

— On ne t’a jamais dit qu’il faut peu nourrir ceux qui ont eu trop longtemps faim ? Je ne donne aux yeux que ce que peut le ventre.

— Et moi je te dis que les Russes vont arriver.

Le vent froid était revenu par bourrasques. L’hiver était aussi dur que la roche. Les jours se répétaient. Tous commencèrent à croire aux prophéties du vieux. Les kapos durcissaient les règles. On les sentait nerveux. Les colonnes vers les cheminées se faisaient plus longues. De jour comme de nuit, les cheminées crachaient leur cendre. Le matin, il fallait épousseter les pioches. Et chaque soir Mose saluait un Jérémie plus lent. Bientôt, le petit ne levait plus que vaguement la main.

Le soir, dans les baraquements, Mose ne racontait plus. Il essayait de ne pas écouter les récits enflammés des autres. Ils parlaient de ce qu’ils feraient une fois dehors. Ils décrivaient l’arrivée des Russes, le long chemin à côté des tanks jusqu’à Paris. Ils parlaient de femmes et de soleil. Joseph parlait de terrasses et de temps perdu, de café et de fine.

Ne va pas te mettre à penser à après, se dit Mose. Tu sais que c’est un piège. Si tout se passe bien, eh bien, tout se passera bien. Il sera assez temps de penser à Paris et au gamin et aux cours de violon. Peut-être qu’il voudra les reprendre. Sûrement que ça lui ferait du bien. Et sans doute la natation aussi. Il faudrait qu’il ouvre ses épaules. Le travail l’a courbé. Je me demande s’ils me feront des difficultés pour l’adoption. J’imagine que c’est une période spéciale et que personne ne regardera trop à tout ça. Et ça y est, voilà que tu y penses.

Chaque jour, les colonnes s’allongeaient. Au loin, plusieurs croyaient avoir aperçu des mouvements de troupes. Certains juraient que le mirador au nord-ouest était vide depuis une bonne semaine. Plusieurs fois par jour, des camions remplis de matériel quittaient le camp. Dans le quartier des officiers, certaines fenêtres restaient éteintes.

La section de Mose rentrait de plus en plus tard. Ils travaillaient douze heures par jour maintenant. Les enfants étaient soumis aux mêmes horaires. Mose ne distinguait plus Jérémie dans la petite meute. Peut-être qu’il s’était blessé. Il essaya d’obtenir des informations. Les infirmiers étaient difficiles à approcher. Il le guetta trois jours durant, puis il le revit.

Il n’était plus dans la meute. Il était dans la colonne, celle qui s’étirait vers la fabrique sud, là où les hautes cheminées crachaient leur cendre. Il gardait la tête courbée. Il avançait avec peine, se traînait plutôt. Il boitait plus encore. Son épaule aussi semblait lourde, à croire que sa hanche emportait tout à sa suite. Mose le regarda. Il serra les dents.

— Joseph, prends ma pioche.

— Mose, qu’est-ce que tu fais ?

— Le petit. Il est dans la colonne.

— Merde.

— Je vais le rejoindre.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Il va avoir peur, tu comprends ?

— Mose, arrête. Il y a assez de cendre.

— Prends la pioche.

— S’il comprenait, il te dirait de rester.

— Mais il ne comprend pas.

— Tu ne peux rien faire.

— Je peux être avec lui. Il a peur dans le noir.

— Mose !

— Prends cette pioche ! Je ne veux pas rester ici pour toujours. Tu comprends ? Je ne veux pas. Et pour ça, il faut que je l’accompagne. Qu’est-ce que je ferais à Paris, ou ailleurs, s’il est ici ?

— Et moi je vous perdrai tous les deux.

— Non. Toi, tu m’emmènes là-bas. Tu m’emportes avec toi. Ce que j’ai raconté, tu vas le faire. Le Gefilte Fisch. Les Champs-Elysées. Et tout ce que tu as raconté aussi. La moindre petite chose. Café, grappa, kir. Tu comprends ? Moi j’accompagne le petit là-bas. Toi, tu m’emmènes à Paris.

Mose lui tendit la pioche. Ils se prirent dans les bras. Joseph saisit la pioche et regarda Mose rejoindre la colonne et la remonter discrètement jusqu’au petit. L’enfant sourit, lui sauta au cou.

Il remonta l’avenue des Rosiers. Sur la route, tout près des voitures, on avait tiré des tables. Elles étaient petites et serrées, avec une carafe d’eau dessus. Le restaurant avait de grandes parois de bois vert sombre. Il s’assit, commanda. Les passantes allaient et venaient devant lui. De belles femmes, la nuque droite et le sac à hauteur de ventre. Il mangea lentement, s’alluma une cigarette. On enleva les plats.

— Monsieur, un dessert ?

— Vous avez du kranz ?

— Le meilleur.

— Amenez-m’en deux tranches.

© Isaac Pante, Prix FEMS 2019