Prix FEMS | Littérature | 2002
Récits de voyage

Yves Rosset

Littérature

S’en aller, partir, s’éloigner, s’enfuir, s’échapper, disparaître, fausser compagnie, s’éclipser, prendre la fuite, gagner le large, sortir, évacuer, émigrer, décamper, déménager, filer, déserter… et tant d’autres encore pour dire une envie impérieuse de partir, de se (re)mettre en mouvement. Mais pour aller où? Yves Rosset a pensé son départ avec méthode en définissant une véritable typologie des voyages qu’il souhait entreprendre: les voyages de proximité, proches de son lieu de vie, ceux que l’on fait par amitié, plus longs, et ceux des vacances, en famille. Si un récit de voyage a bien émergé en route, Yves Rosset a semble-t-il avant tout souhaité écrire en voyage, comme si le but n’était pas tant finalement de partir, mais bien d’écrire, partout et en tout le temps. (Les Oasis de Transit, Bernard Campiche, 2005)

Yves Rosset

  • Né en 1965 à Lausanne
  • 1989 : licence en psychologie à l’Université de Genève.
  • 1990 : déménagement à Berlin où il travaille comme cuisinier.
  • 1991 : mariage avec Käthe Elke Kruse.
  • Naissance de sa première fille, Edda Luisa.
  • 1991-1992 : travaille aux archives du quotidien Die Tageszeitung.
  • 1993-1995 : travaille comme homme au foyer et barman
  • 1995 : naissance de sa seconde fille, Klara Odette.
  • 1996 : début d’études en littérature comparée à la Freie Universität de Berlin.
  • 1999 : organise des concerts au Club « Maria am Ostbanhof » avec Käthe Kruse, Mutter et Mini Metal (Zürich), en collaboration avec Pro Helvetia.
  • 1999 : Bourse Erasmus et séjour à Paris. Conférence dans le cadre du séminaire Hélène Cixous à l’Université de Paris VIII sur une nouvelle d’Ingeborg Bachmann.
  • Lecture au Centre Culturel Suisse à Paris, invité par Laurent Goei. Premiers travaux de traduction pour des galeries et pour un éditeur de films.
  • 2000 : stage de deux mois au sein de la rédaction « culture » du quotidien Die Tageszeitung. Depuis, collaboration régulière sous forme d’articles sur l’art contemporain, la photographie et la musique électronique.
  • 2001 : Prix Georges-Nicole. Publication du livre Aires de repos sur l’autoroute de l’information chez Bernard Campiche Editeur.

Magister Artium en littérature comparée (mention « sehr gut »). Travail de mémoire consacré au thème de la guerre dans A la Recherche du temps perdu de Marcel Proust.

Participation à l’émission « Jeunes auteurs francophones » sur France-Culture. Depuis août 2001, Yves Rosset travaille comme écrivain, traducteur, journaliste, barman et réceptionniste.

  • « Traces of a first call », paru dans la revue Operator N°1, Berlin, 1995.
  • « Les moyens du bord, sur le travail artistique de Laurent Goei », paru dans le catalogue Laurent Goei, The debut album, Memory/Cage Editions, Zürich, 2001.
  • « Avant l’éclipse », paru dans la revue Ecriture N°57, Lausanne, 2001.
  • Aires de repos sur l’autoroute de l’information, chronique, Bernard Campiche, Editeur, Orbe 2001, (Prix Georges-Nicole).
  • « Solstice d’hiver (clone 1) », paru dans la revue Ecriture N°58, Lausanne, 2001.

Oasis de Transit est un projet littéraire d’« écritures en voyage », en oscillation constante entre le journal de voyage intime et une forme exacerbée de reportage littéraire. S’y donneront à lire autant un récit désirant traduire la nature poétique de la magie du voyage, qu’un essai réflexif sur les conditions de celui-ci à l’aube du XXIe siècle. Se voulant écho incessant d’une expérience éperdue d’écritures en chemins, les Oasis de Transit devront, par leur rythme et leur genèse, rester ouvertes à ce qui les pénètrera et s’y infiltrera, au fil du temps et de la géographie parcourue. Les Oasis de Transit seront à réaliser en trois étapes de travail, auxquelles correspondront trois formats d’écriture :

— Des carnets tenus tout au long de l’année de la bourse et qui constitueront le manuscrit original remis à la FEMS.

— Des lettres électroniques adressées à un interlocuteur fictif et envoyées au fil des diverses étapes parcourues. Connues comme un work in progress, ces lettres alimenteront une chronique à créer sur le site Internet de la FEMS.

— Un récit final intitulé Oasis de Transit et destiné à une publication rassemblant un montage du matériel d’écriture retravaillé. Un avant-propos y décrira la nature du projet ainsi que le cadre de sa réalisation. Les trois derniers mois de la bourse seront consacrés à sa rédaction.

Pour réaliser les Oasis de Transit, je veux effectuer trois genres de voyages :

  • Des voyages de proximité, relativement courts, autour de Berlin où je séjourne depuis douze ans : Pologne, Tatras, Mer Baltique.
  • Des voyages plus longs où m’invitent l’amitié : Israël, Etats-Unis, Italie.
  • Des voyages durant les vacances scolaires faisant sens pour ma famille et pour moi : Japon, Suisse, Paris, Turquie.

La vie étant cent fois plus riche
que le peu qu’on en perçoit, on n’en fera jamais trop.

Nicolas Bouvier

Merke : du kannst zwar kontrollieren,
was du in deine Lebenscollage hineintust,
aber du weißt nicht genau, was dabei herauskommt.

Rolf Dieter Brinkmann

 

Se nourrir d’oignon cru, boire du thé, se bourrer de harrissa et s’épeler le cerveau : s’en aller partir s’éloigner s’enfuir s’échapper disparaître fausser compagnie faire Charlemagne s’esquiver s’éclipser prendre la fuite gagner le large quitter la place sortir laisser la place faire place nette vider les lieux évacuer émigrer déloger décamper déménager filer dénicher déguerpir se sauver tourner le dos tourner casaque tourner les talons se replier lever le pied plier bagage prendre la clé des champs prendre la poudre d’escampette déserter démarrer débarrasser le plancher ne pas demander son reste prendre les jambes à son cou lever le camp lever le siège dire bonsoir dire adieu tirer sa révérence s’envoler émigrer s’en aller à l’anglaise prendre congé planter là s’évader se dérober esquiver échapper à éviter se garer se garantir se préserver prévenir se mettre à l’abri et puis, soudain, se dire « Enfin ! Voilà ! Je pars vraiment » Faire exploser le récit de voyage comme les Aires de repos sur l’autoroute de l’information (mon premier ouvrage) tentaient de faire exploser la littérature. Voler, flâner, déambuler, s’épuiser, se ressourcer, inventer, décrypter, converser, aimer. Des traversées, peu de temps, un certain temps passé derrière des fenêtres, des hublots, immobile, pensif, en émois. Des marches, beaucoup, et les rêveries qui s’y associent et l’aspect onirique de l’écriture et des lieux qui en découlent. Laisser s’imbiber le tissu du texte dans les atmosphères parcourues, voir comment au cours des étapes et de leurs mémoires vives, les coloris des unes déteignent sur ceux des autres. Demeurer attentif aux métamorphoses du regard et de l’appréhension du monde durant le développement du projet, réfléchir le voyage. Aller botaniser de par quelques champs et sous-bois du monde et en ramener un herbier touffu où se mélangeront plantes comestibles, espèces menacées, extractions guérissantes, ainsi que d’autres mauvaises herbes encore, pousses de tout poil, sauvages et impromptues et se moquant bien de la folie de l’Homme. Aller en étant le plus perméable possible, le plus ouvert à tout, aux Autres, aux paysages, aux lumières, aux clichés, aux banalités, aux légendes, aux proverbes, au savoir lettré ou scientifique, aux mélodies, aux odeurs de mets inconnus, aux nouvelles du journal, aux mots que l’on ne comprend pas parce que prononcés dans une langue étrangère dont on ne saura jamais que quelques bribes, merci, bonjour, bonsoir, je voyage et j’écris, j’écris et je voyage, et simultanément mélanger tout cela et le retourner comme une vieille chaussette dans une frénésie concentrée de noms de lieux, d’impressions fragiles, fugitives, mais retenues en leur essentialité par la poésie. Aller de Berlin à Berlin, un lieu où je suis déjà tout le temps en voyage. M’étourdir l’oreille au foisonnement du bruit des rues et du chant de langues inconnues. Aller avec confiance vers l’énergie que procure l’ailleurs et travailler.

Ecrire ! Ecrire ! Ecrire !

A la plume, au stylo, au crayon, à l’ordinateur, le matin, le soir, sans cesse, ne faire que ça, debout, assis, couché, épuisé, ragaillardi, apeuré, serein, en musique ou en silence, mais ECRIRE !

Yves Rosset

Berlin, fin novembre 2002

Cher Elil,

tu m’excuseras je l’espère pour le retard avec lequel je t’écris, mais sache bien que, depuis que je suis passé à la réalisation de mes « Oasis de Transit », je n’ai cessé de penser à toi. A cette première lettre, j’aimerais donner la forme d’un « plan-fixe » et il me faut brièvement t’expliquer pourquoi.

Il y a quelques jours, à mon retour du Caire (via Madrid, transit de quelques heures économie oblige, à 5° C pour la température extérieure et une grande croix blanche chrétienne sur le flanc d’une colline aperçue depuis le hublot de l’avion lors du décollage pour rejoindre Berlin) j’ai trouvé dans mon courrier un paquet contenant une cassette vidéo. Portant le numéro 1139 de la série « Plans-Fixes » (« Un visage. Une voix. Une vie. ») consacrée aux personnalités marquantes de la région romande, le film est consacré à Nicolas Bouvier, en dialogue avec Bertil Galland, le 5 mars 1996, à Carouge.

Un merveilleux présent, qui se glisse à merveille dans le mien et qui m’a donné l’idée de t’envoyer à mon tour une manière de « plan-fixe », un état des lieux, un peu plus de deux mois après mon « entrée en bourse ».

Avant de commencer, imagine-toi que je te parle dans mon bureau, au deuxième étage d’une rue berlinoise, en cette fin novembre où il fait déjà nuit à quatre heures de l’après-midi et dans laquelle les passants se glissent vite, le long des larges trottoirs, pour échapper au froid, à l’humeur déjà si hivernale du dehors, fuyant les idées grises qui saisissent ici une fois ou l’autre tout un chacun lorsque la lumière s’en va si tôt. Sur le plancher, des piles de bouquins, ces outils si précieux à l’écriture des guides de voyage, des prospectus, des cartes postales et autres images, des plans de villes, et sur ma table mes carnets, remplis à ras-marge de notes. Je travaille actuellement au numéro 25 et le titre — « Oasis de transit » — ouvre le numéro 22, commencé le 30 juin de cette année, lorsque j’ai appris la nouvelle par téléphone.

Voilà, tout est en place, moteur donc !

— Alors, Yves Rosset, ce projet des « Oasis de transit », ça avance?

— Oui, et même très vite ! Pas directement quant à l’écriture, qui en forme le coeur et qui est encore très brute, immédiate, juste saisie dans mes carnets, mais en ce qui concerne les voyages, qui en constituent le cadre, j’ai déjà pris trois fois l’avion…

— Où êtes-vous donc allé depuis que vous avez appris cette nouvelle incroyable concernant la bourse Sandoz?

— Incroyable, le mot est exact. Si souvent je n’en reviens toujours pas, je suis par contre déjà revenu de quelques-unes des étapes que j’avais prévues.

— Pourriez-vous en citer quelques-unes, afin que nous puissions nous faire une première impression?

— Volontiers. Depuis Berlin, qui durant cette année de travail fera office de plaque tournante, je suis allé à Cracovie, à Oswiecim/Auschwitz, à Nova-Huta, à Zakopane, à Bâle, à Lausanne, à Yverdon-les-Bains, à Morat, à Neuchâtel, aux Diablerets, à Kassel, à Zürich, au Col du Gotthard, à Poggibonsi, à San-Gimignano, à Civitaveccia, à Poggio Mirteto, à Rome, à Antalya, à Cirali, à Uçagiz, à Kas, à Denizli, à Bursa, à Istanbul, à Tel-Aviv, à Jérusalem, à Ein-Gedi, à Mizpe Ramon, à Taba, au Caire, à Port-Saïd, à Alexandrie, et enfin, à l’oasis de Siwa, dans le désert occidental égyptien, près de la frontière lybienne. Puisque le mot « oasis » se trouve dans le titre de mon projet, c’était une heureuse dernière étape avant de revenir ici faire une pause.

— Et quand repartez-vous?

— Je ne le sais pas encore vraiment. A vrai dire, je me sens toujours en chemin. Tout à l’heure, par exemple, je vais sortir pour aller voir un ami dans un bar. Il me faut une heure pour y aller à pied depuis chez moi. Ce sera déjà une manière de nouveau petit voyage. Et puis, j’espère pouvoir aller quelques jours en Pologne en janvier, puis à Paris et en Normandie début février…

— Existe-t-il une logique dans la succession de vos étapes? Il me semble que tout cela est très désordonné…

— En effet, mais ce désordre est lié au temps qui passe et qui a amené certains de mes amies et amis à aller vivre ailleurs. C’est pour leur rendre visite que je me suis mis en chemin, à l’exception de la Pologne, mais comme celle-ci commence à soixante kilomètres d’ici, je me suis dit qu’après douze ans de vie à Berlin-Ouest, il serait temps d’aller y jeter un coup d’oeil. Sinon, il y a toujours l’idée d’aller, à un moment ou à un autre, chez des connaissances. Au printemps prochain, par exemple, si tout va bien, je vais aux Etats-Unis, pour une traversée automobile du continent d’est en ouest, avec mon ami Laurent Goei, un artiste de Lausanne actuellement en résidence à New York. Nous rejoindrons Los-Angeles, où habite une amie originaire de Genève et un ami, rencontré ici à Berlin, alors que je prenais des cours de langue à l’université, il y a dix ans. A ce propos, il faut dire que Laurent Goei est tout comme moi un inconditionnel de Nicolas Bouvier. Lorsque nous avons découvert son Usage du monde, nous avions longtemps caressé l’idée de partir sur ses traces. Mais nous avons eu des enfants avant même de prendre la route et ne partons donc que maintenant, quoique dans une tout autre direction et beaucoup plus vite, puisque nous resterons probablement que quatres semaines en chemin.

— Vous aviez déjà cité Nicolas Bouvier dans votre dossier de candidature (« La vie étant cent fois plus riche que le peu qu’on en perçoit, on n’en fera jamais trop ») et venez d’en parler à nouveau. Comment expliquez-vous cette récurrence? Est-ce par nécéssité de vous démarquer de lui?

— Oui et non. Venant de Suisse Romande, et pensant au thème « récit de voyage », tel qu’il a été donné par le jury de la FEMS, il est évident que c’est à lui que j’ai pensé en tout premier. Son oeuvre est si rayonnante que je me suis dit d’abord qu’il fallait oublier… Simultanément, une telle position est évidemment stérile. Ce sont bien évidemment les Maîtres qui donnent envie de faire quelque chose et moi, j’en suis encore au tout début de mon apprentissage. Il y a aussi le fait qu’à partir du thème « récit de voyage », il aurait été aussi possible de reprendre ses ouvrages et d’en partir, justement, pour un essai littéraire, par exemple. Maintenant, si je pense à Bouvier, c’est d’abord à cause de cette vidéo que j’ai reçue. Cela aurait pu être un autre film… Bouvier, c’est donc aussi un prétexte, même s’il est clair que je me bats contre une forme de « bouviérite » aïgue. Même si cela fait longtemps que je ne l’ai plus relu. Mais comme je pense aller au Japon, cela risque de s’aggraver à nouveau…

— « Bouviérite » aïgue? Qu’entendez-vous par là?

— Au point de vue littéraire, c’est un peu le complexe du père, même s’il y en a d’autres, de pères, et des mères aussi, dans ce domaine-là… Il y a aussi le fait que Bouvier parle admirablement de la Suisse, alors que moi, je voulais absolument en partir. Aujourd’hui, cela va mieux. j’y voyage volontiers et cela un peu grâce à lui. Mais surtout, je pense souvent à lui, parce que tout dans la pratique géographique que j’ai choisie pour mon projet diffère de la sienne. Mes étapes sont limitées, le temps est compté, je pars en sachant que je ne saurai me laisser happer par un lieu, une saison, comme cet hiver qui avait retenu Bouvier et Thierry Vernet à Tabriz. Cette manière d’aller beaucoup, assez incessamment, transforme, je crois, la nature du merveilleux, de l’inattendu, tel qu’il se brûlera dans l’oeil du voyageur pour en pleurer ensuite des larmes de textes, telles ces étincelantes orfèvreries en prose que nous a offert Bouvier.

— Est-ce que cette forme de déplacement influence le style du texte sur lequel vous travaillez?

— Le style est toujours une question de vitesse et donc, au niveau des carnets, oui, en tous les cas, il y a influence. En fait, le travail d’écriture qui forme la base des « Oasis de transit » a lieu dans la même géographie textuelle que celle que peut parcourir le lecteur des Aires de repos sur l’autoroute de l’information, mon premier livre paru l’année dernière, et qui était déjà une manière de récit de voyage.

— Vous serait-il possible de déjà parler de la forme qu’aura le texte final des « Oasis de transit »?

— C’est encore très très en chantier. Pour l’instant, je retiens des manières de titres, de mots-clés, par exemple « Chimère » ou bien encore « Living-room’s live », « Crépuscule du pauvre et Rothschild Boulevard », « La voix du chat », « Let’s go »… Il y a aussi « Mirage City », deux mots vus sur un méga-panneau publicitaire en arrivant dans la pré-banlieue du Caire depuis l’est, en fait un désert chaotique et assez sale de part et d’autre de l’autoroute. Et puis bien sûr, il y a les Noms propres des lieux, des rues, qui ont toujours un charme puissant, emportant immédiatement. A Paris, il y a un Passage du Caire, dans le IIIè arrondissement… Ces titres, je m’en sers comme point de départ. Ils font office d’enseigne à des passages en prose encore à venir et sur lesquels je vais maintenant travailler. Mais il est tout à fait possible que cela ne soit que des étapes vers autre chose, que ces titres se refonderont dans le texte et que d’autres viendront prendre leur place. En tous les cas, « passage » est un mot que j’aime beaucoup, puisque, moi aussi, au fil de mes étapes, je ne fais que passer. Il y a aussi le hasard et les signaux qu’il envoie. Au Caire, lorsque j’ai demandé à une libraire française avec quel ouvrage de Naguib Mahfouz, que je ne connais pas encore, je pourrais commencer, elle m’a conseillé Passage des miracles. C’était parfait.

— On peut donc compter sur une manière de recueil?

— Inch Allah !

— Avez-vous des thèmes de prédilection, des dimensions du monde qui vous attirent plus que d’autres ou partez-vous au hasard?

— C’est difficile à dire. N’étant spécialiste en rien, je suis ouvert à tout. Simultanément, partant avec moi-même, il y a bien quelques idées qui guident mon regard et mes pas. J’aime beaucoup marcher, par exemple, faire semblant de me perdre un tout petit peu, jusqu’au moment où je ressors le plan de la ville pour me réorienter. J’ai été scout, et cela laisse des traces indélébiles, bien que j’aie laissé ma boussole à la maison. Sinon, ce sont plutôt les lieux parcourus qui font que quelque chose se déclenche, ou pas. En arrivant à pied au col du Gotthard par exemple, j’ai été surpris d’y découvrir un fort dont j’ignorais l’existence. Il est aujourd’hui transformé en musée. Il y a des mannequins en uniformes d’époque et moustaches qui, assis dans les pièces d’origines, semblent regarder la télévision destinée au public où défilent des images de la Première Guerre Mondiale. Le bruit des explosions résonnent à travers les longs couloirs et tout cela est très abstrait, car on ne s’est pas battu au Gotthard pendant cette guerre là. Souvent, la première chose que je fais en arrivant quelque part, c’est de vérifier si les clichés que j’ai en tête correspondent à la réalité. Cela me prend du temps, car je pars bien sûr avec beaucoup d’images en tête. Ensuite, j’achète des cartes postales, pour savoir où j’ai été, avec une préférence pour les impressions en couleurs datant des années soixante, là où le ciel est trop bleu, le sable délicieusement jaune, les rues encore non obstruées par des embouteillages, etc. Dans la vieille ville à Jérusalem, j’en ai acheté trente d’un coup, sans même les regarder avant, à une jeune arabe qui me les a vendues trois fois plus cher que ce qu’en exigeait celui qui lui succéda cinq minutes plus tard. Pour moi, c’était malgré tout une bonne affaire, trente d’un coup, vous pouvez vous imaginez!

— Est-ce que ces cartes postales sont destinées à vos carnets, puisque vous ne vous contentez pas d’y écrire, mais que vous y collez aussi des images à l’avance, pour écrire ensuite autour.

— Parfois.

— Quelle est l’origine de cette technique de collage que vous utilisez?

— Je l’ai découverte dans le travail de Heinz Emigholz, un artiste et cinéaste allemand que j’ai rencontré à Berlin et qui pratique cette technique depuis trente ans. Les carnets auxquels je travaille actuellement sont très officiellement un hommage à Heinz Emigholz et seront remis à la FEMS en septembre prochain.

— Est-ce que ces images sont directement liées aux lieux parcourus?

— Parfois oui, mais pas obligatoirement. Il n’existe pas de chronologie immédiate. A Siwa, j’ai trouvé des paquets contenants des snacks salés et sur lesquels est imprimé le dessin d’un homme au visage dissimulé par ce genre de foulard appelé « carré de Palestine » et tenant dans son poing au bout de son bras tendu un caillou. Dessous, il y a une représentation d’Ariel Sharon, sa tête dessinée de façon caricaturale sortant de la tourelle d’un tank dont le canon est brisé. Pour mon carnet, j’ai juste découpé la silhouette du combattant de l’intifada qui maintenant tend son poing dans mes mots. Bien sûr, celui qui découvrira cela ne pourra savoir que le dessin vient d’un paquet de chips… il n’empêche que j’ai été surpris de faire cette découverte. Voilà pour un exemple de circonstance locale. Mais il y a aussi des images de bouteilles de whisky ou de paquet de chocolat que vous pouvez trouver dans n’importe quel duty-free shop de la planète.

* * *

Voilà, cher Elil. Ce plan-fixe ne va pas plus loin, la pellicule était arrivée au bout. Maintenant que tu en sais un peu plus, je me réjouis de pouvoir t’écrire à nouveau bientôt.

Tout de bon, donc, comme l’on dit.

Yves

Yves Rosset

Berlin, jeudi 15 janvier 2003

Cher Elil,

C’est encore juste après le début de l’année et alors tous mes voeux, que celle-ci te soit douce et sereine.

Hier, je suis allé à Bad-Schandau, en train, départ le matin et retour le soir, pour rendre visite à un ami en convalescence dans une clinique. Il y fait une mini-cure de trois semaines. Au téléphone, il m’avait dit qu’il avait commencé le livre de Thomas Mann Der Zauberberg, un roman ayant pour cadre un sanatorium. Lui, il le lit parce que c’est un roman sur la maladie, entre autres, quelque chose dont il est en train de faire l’expérience. Mais heureusement, il va mieux, et quand je l’ai vu, il m’a dit qu’il n’en avait lu que cent pages. Il a encore du pain sur la planche. C’est un énorme bouquin, je l’ai vu sur sa table de nuit ! Un de ces vrais pavés comme on en faisait alors et comme certains en font à tire-larigot aujourd’hui encore : Tom Clancy je crois par exemple dont un homme hier soir dans le train tenait une édition de poche méga épaisse de story à stress à suspens MIX CIA FBI TERRORISM CRIME MONEY SEX SPECIAL FORCES HONOR TOP SECRET TECHNOLOGY REAL DISASTER FOR FICTION NUMBER ONE BEST SELLER. Oh ! Les livres ! dans le Robert 2 il y a un résumé de la La Montagne magique que je te copie presque intégralement pour que tu n’aies pas besoin de le chercher à ton tour :

« Venu pour rendre visite à son cousin au sanatorium de Davos (Suisse), H. Castorp se fait lui-même hospitaliser et demeure sept ans dans l’atmosphère envoûtante et morbide de cet univers clos, hors du temps, de la réalité historique et de ses obligations. Il y a tout le loisir d’y observer une société cosmopolite, à laquelle tout semble licite, et que Th. Mann dépeint avec ironie, d’y parfaire sa culture, sa formation politique en suivant les conversations de l’italien Settembrini, nationaliste et libéral, et du Juif oriental Naphta, partisan de la violence terroriste, et d’y vivre une intrigue sentimentale, jusqu’au jour où la guerre le sort de ce rêve. Dans cette oeuvre riche et dense se retrouvent les thèmes chers à Th. Mann : son attirance pour le pathologique et la mort qu’il décrit ici avec une précision et une minutie de médecin, ses préoccupations sociologiques et politiques sur l’Allemagne de l’époque et, plus généralement, son sentiment de la décadence de la civilisation occidentale. »

Donc hier, donc repris le train, donc reparti un peu, plus loin que l’alentour juste devant la porte, avant le prochain, le plus grand départ, dans deux semaines, pour Paris, avec douce et enfants, et ensuite, si tout va bien, les Etats-Unis, via Marseille et l’Atlantique sur un cargo, « Turkon America », cabine N° D, fin février.

Avant-hier, vu enfin chez François Rossier, un cinéaste de Vevey (nom de lieu à lire avec l’accent VAUDOIS, s’il te plaît) qui habite pas loin de chez moi, le plan-fixe sur Bouvier dont je te parlais dans ma première lettre (que l’entre-temps fut si long, tu m’en excuseras, je l’espère, non pas que je ne pense souvent à toi, au contraire, mais mais mais, il y a toujours des mais). On a bien rigolé, souvent, par exemple lorsqu’il disait « CRADZET » en parlant de Tito qui bossait comme tuilier dans une petite entreprise tenue par le mari de la bonne vaudoise (la servante) qui avait travaillé dans sa famille et chez qui il allait en vacances, dans son enfance, quelque part sur la Côte. On a rigolé, et puis, simultanément, on était pendu à ses lèvres, on ne voulait pas perdre une seule goutte du nectar de ses paroles, et il était là, tout bouffi, à parler, raconter, à utiliser le mot « exquis » plusieurs fois, buvant ce qui devait être du rouge, et à la fin citant Vladimir Holan, un poète qu’il adorait, un vers où ce qui TREMBLE est dit le plus essentiel de l’existence, et ses mains à lui, au Maître de Cologny, elles tremblaient aussi, quand il portait le verre à sa bouche. Et nous, alors, quand le film s’est fini, on a bu un petit whisky, à sa santé. Ensuite, je suis allé à la gare, acheter mon billet et le lendemain j’ai pris le train.

C’était hier et au retour, j’y ai complètement flippé, lisant trente pages en allemand de « ROM, BLICKE » de Rolf Dieter Brinkmann, un auteur important, un passeur, qui a traduit dans les années soixante les poètes de la génération beat des USA et qui parle dans ce livre de son séjour à Rome, à la Villa Massimo, en 1972, un centre où des artistes allemands vont travailler, à Rome où j’étais en septembre dernier, et à chaque entre deux lignes j’y revenais, m’y retrouvais et m’y reperdais, mais ce n’est pas pour cela que je nerveusais complètement, flippais parce que je me disais qu’il me fallait t’écrire, t’écrire, pour te raconter un peu de ce qui se passe, alors que cette année de travail qui m’est octroyée file à une vitesse inimaginable, qu’elle va bientôt parvenir en son milieu et que tu n’as reçu qu’une seule lettre ! Punaise ! Rattrapons le temps perdu !

Je suis nerveux. Mais qui ne l’est pas. Ha ha ! Je fume comme un égyptien mâle après l’heure de « l’ifta », le moment où le soleil se couche et où le musulman pratiquant le jeûne du Ramadan peut à nouveau satisfaire ses besoins physiologiques et qu’il faut rattraper, là aussi, le temps perdu. Moi, athée, soupçonnant ici et là pourtant quelques divinités, je n’attends que quelques heures après le réveil, pour me ruer sur le tabac. On s’angoisse, on se consume comme on peut. On pense aux nerfs, à la santé. Devant la clinique, hier, l’ami me montrait le coin des fumeurs, dehors, un banc, devant les cuisines, sous un avant-toit de béton, triste, et me disait qu’il y avait toujours quelqu’un. Au moins des gens qui, indirectement, font quelque chose pour aider la conjoncture et le pauvre état allemand bourré de dettes (comme les autres) puisque l’impôt sur le tabac a encore augmenté. A New York, il paraît que les paquets coûtent 12 dollars. Cela va être ma chance !

Je suis nerveux. Le café y aide. Maintenant, les gens flippent (donc, je ne suis pas seul !) car il paraît que dans le café il y a ce nouveau produit cancérigène qui vient d’être découvert et qui se trouve aussi dans les chips et les frites. Je pense alors à JLG, qui se demandait une fois si arrêter de mettre tant d’argent dans la lutte contre le cancer ne serait pas une manière de combattre le cancer.

Donc Bad-Schandau, donc le train, donc Rolf Dieter Brinkmann, donc la langue, allemande, la pensée qu’il me faut t’écrire, remplir ma mission, puisque j’avais dit que… je t’écrirai. Mais il y a danger avec ce genre d’entreprise, danger à vouloir tenir au courant du « comment on se sent quand on travaille à un texte »… On ne parle plus d’autre chose, on devient hyper-réferentiel, et surtout hyper-littéraire : on a envie de parler que de ce qu’on lit, de ce qui donne du COURAGE, comme le disait Bouvier avant-hier (il disait cela, parlant des auteurs avec qui il se sentait en parenté, remarquant qu’il ne s’agissait pas d’écrire comme eux, puisqu’ils sont INIMITABLES, mais que les lire, cela donnait du COURAGE).

Et que faut-il d’autre pour vivre ?

Donc, par exemple, Brinkmann, hier, il me donnait du courage, de l’envie aussi. Alors voilà, je m’y mets.

Maintenant c’est un peu plus tard. François est justement passé pour un… café, à la table de la cuisine. Je lui ai prêté un bouquin d’Ernst Jünger, une traduction en français d’un texte de 1951. Je l’ai lu ces derniers jours. Lui en avait parlé et le lui ai prêté. Dans le dernier paragraphe, j’y ai trouvé le passage suivant :

« La langue ne vit pas de ses lois propres; sinon, les grammairiens régiraient le monde. Dans l’abîme des origines, le Verbe n’est plus forme ni clé. Il devient identique à l’être. Il devient pouvoir créateur. Telle est sa vertu infinie, qui ne se monnaie pas. Car il ne saurait y avoir ici que des approximations. Le langage se tisse autour du silence, comme l’oasis s’ordonne autour d’une source. Et le poème confirme que l’homme a découvert l’entrée des jardins intemporels. Acte dont vit ensuite le temps. » (Ernst Jünger, Traité du rebelle ou le recours aux forêts, traduit par Henri Plard, 1951, 1981, p. 145)

Trois heures et demie de l’après-midi. Hier, à la même heure, je parcourais avec cet ami les rues de Bad-Schandau, qui n’est pas vraiment une ville, plutôt un village, mais parce que construit avec une petite place très chic, entourée de maisons élégantes, classiques, architecture unitaire façon milieu-fin du 19è, le long de l’Elbe, c’est en Suisse-Saxonne, cela s’affiche comme une ville, en fait la dernière agglomération importante avant la frontière avec la République Tchèque, vers le sud-est donc, vu d’ici, à trente-cinq kilomètres de Dresde.

« GRENZGEBIET », comme me l’avait dit un employé de la douane mobile allemande, d’un ton assez rude, assez énervant, de remontrance, parce que je voulais monter dans le train et que je n’avais pour décliner mon identité qu’un permis de conduire (européen, immerhin… ah ah ! de la taille d’une carte de crédit, et donc, en tant que suisse, tu t’imagines, j’en suis très fier…). « ZONE FRONTIÈRE »… ce qui veut dire qu’il aurait fallu que j’aie mon passeport, ce qui veut dire des uniformes partout dans les couloirs des wagons, bleus foncés presque noirs pour les tchèques, verts pour les allemands. Je n’aime jamais cela. Je trouve ces apparitions toujours angoissantes. Moi, je sais que je peux poursuivre, mais je sais aussi que tant et tant se feront arrêter, fouiller, refouler par ces hommes et ces femmes en service, là, armés, nommés, payés, pour protéger les/leurs/nos frontières. A peine installé dans un compartiment vide, il y en a un, un douanier tchèque, qui m’avait fait comprendre par gestes que je devais sortir pour quelques instants et tout prendre avec moi, mon petit sac de voyage Kuoni hérité de mon grand-père, mon manteau, mon bonnet, et alors je suis sorti dans le couloir et j’ai vu un homme avec derrière lui un autre douanier et puis ils ont poussé cet homme dans le compartiment et tiré les rideaux, et moi j’ai continué, suis allé en fumeur, comme j’avais eu l’intention de le faire de toute façon, mais je voulais attendre que tous ces nerveux quittent le train, n’avais pas envie de me faire contrôler plusieurs fois de suite, une fois sur le quai et puis une autre fois dans le wagon cela avait suffi pensais-je, mais lui, lui, cet homme, qu’avait-il fait? pourquoi voulaient-ils s’isoler avec lui ? Après dans les fumeurs il y avait des civils, des gens comme toi et moi, mais qui portaient des colts sous leur pull, je l’ai vu lorsqu’un s’est assis et ils causaient tous ensemble puis un tout jeune est revenu ensuite, un beau, aux traits bizarrement très orientaux, en combinaison genre forces spéciales avec tout plein de petits gadgets sécuritaires dans de petits étuis à la ceinture et mon regard ne pouvait quitter ces armes, ces mécaniques métalliques ne bougez pas où je tire. La veille, avant-hier soir, j’étais monté en train dans un film à la télé (pas un film, non ! plutôt une REPRODUCTION de film, comme le dirait JLG) un western avec Burt Lancaster portant le titre de « Lawman », j’arrivais vers la fin plus ou moins, Lancaster dans le rôle de l’homme de loi, celui qui doit la faire régner et pour cela TUER, c’est tout le problème, il l’explique à un jeune gars, mais il explique aussi qu’il ne tue que pour se défendre, il est rapide mais ce n’est jamais lui qui dégaine le premier, donc ce n’est pas sa faute s’il tue, c’est l’autre et puis il se retrouve au lit avec une belle blonde, un peu passée mais de caractère, qui se trouve par hasard être la femme d’un des gars qui n’a pas suivi la loi et Lancaster l’écoute et elle lui dit qu’on l’appelle « le faiseur de veuves » et elle lui fait des remarques sur son métier, en fait ils se connaissent de par leur vie passée, et juste avant, elle l’avait supplié de laisser un autre hors-la-loi s’échapper mais lui Burt avait dit non, il ne peut y avoir d’exception à la loi sinon ce n’est plus la loi mais pour finir on comprend que les mots de la femme l’ont touché, l’ont fait réfléchir, et le lendemain il dit qu’il veut bâcher, demande s’il y a de la terre à acheter dans la région, on comprend qu’il veut s’installer, passer du colt à la charrue mais les membres de la famille dont il a tué un fils avant dans le scénario ne lui laissent pas le temps : ils sont déjà dans la rue principale à l’attendre pour le final et lui ne fait rien, leur tourne le dos, s’en va jusqu’à ce qu’un lâche de la population du village, en maille comme maffieuse avec les criminels, essaie de lui tirer bien entendu dans le dos mais heureusement il y a là un infirme, un vieux pote à Burt, qui l’en empêche d’un coup de carabine et un autre alors s’avance, dit qu’il ne peut laisser Burt s’en aller ainsi ! qu’il faut qu’il fasse quelque chose ! Alors il crie, menace et veut tirer, mais Burt est plus rapide : il tire et l’atteint et l’homme tombe, on le voit de dos couché dans la poussière claire et Burt au loin qui s’approche, désespéré CAR IL NE VOULAIT PLUS DE CELA, mais celui qui gît là est seulement blessé, il prend son colt dans un dernier geste et veut l’abattre, le salaud de Lawman qui a tué son frère, et reçoit alors une balle qui le traverse et le sang très rouge gicle et un autre lâche veut s’enfuir mais nenni ! Burt l’abat aussi; le sang explose hors de sa poitrine et le père finalement qui avait averti Burt, lui disant que c’était son fils celui que Burt venait de tuer, le père qui s’était écrié avant dans une autre scène qu’ils avaient construit ce pays avec leurs armes et qu’ils le défendaient avec leurs armes et qui avait crié au lâche de l’accompagner pour la vengeance en hurlant « JEDER MANN MUß EINEN STANDPUNKT HABEN ! », le père maintenant à genoux, muet devant le cadavre de son deuxième fils tué par Burt, et qui tourne alors rapidement son canon vers son cou et tire et tombe en arrière comme arraché durant un minuscule instant du sol poussiéreux; le sang coule encore comme il avait déjà coulé plus loin hors d’un cadavre, celui de l’ami de la dite blonde et qui était le lâche que Burt avait DÛ tuer, et la blonde maintenant agenouillée à côté de lui, à côté du lâche qui avait été son homme qui n’était pas grand-chose mais qui savait être tendre avec elle, la femme aimée qui avait su faire changer d’avis à Burt, qui était venue au début de la scène conduisant une charrette avec tout ses biens domestiques dedans car elle voulait en fait rejoindre Burt pour aller vivre en paix avec lui sur un coin de terre enfin ! mais maintenant elle l’a vu tuer à nouveau sous ses yeux tuer encore des hommes et elle ne dit rien, le regarde à peine lorsque Burt (en fait dans le film il s’appelait Melox) s’en va alors plus seul que jamais l’homme de loi tandis que la population envahit pour une dernière prise de vue la rue de la ville de l’Ouest avant le générique de la fin. Oh ! USA et armes à feu, US et larmes aux yeux, as-tu vu ce film Bowling for Colombine qui traite de ce thème-là, et moi je me disais que j’allais aller là-bas justement.

Voir.

A bientôt

Yves

Yves Rosset

Los Angeles, dans le quartier de Silverlake, sur une colline, vendredi 18 avril 2003, neuf heures du matin.

Cher Elil,

Souvent je me dis que mon si long silence dans le temps ne fait que refléter l’immensité de laquelle mon corps fait l’expérience depuis maintenant deux mois et demi.

Comment dire en effet ce qui se passe lorsque notre organisme, cette imbrication multiple des sens traversée du mirage des mots, se trouve, par exemple, au sommet de la Tour Eiffel, ou alors s’engage à pied dans une faille percée par une rivière dans la falaise surplombant la Manche entre Fécamp et Etretaz, s’accroche solidement de la main au métal d’une barrière tellement la houle est forte et le vent hurlant sur un paquebot transportant mille et une choses dans des containers au milieu de l’Atlantique, ou alors patiente, car on vient de lui dire que la patience est une vertu, avec des centaines d’autres dans les queues montant et descendant dans le labyrinthe avant les ascenseurs dans le décor d’ornements et de marbre style Art Déco au sol ou sous-sol encore dans l’Empire State Building plongé dans une atmosphère d’hyper-contrôle sécuritaire partout présente comme le fantôme né des cendres du September Eleven avant de déboucher trois cents mètres peut-être plus haut dans l’abstrait total et beau jusqu’aux larmes de la contemplation de l’île de Manhattan à l’heure sublime de lumière d’un crépuscule de mars, lorsqu’il se sent partout entouré d’une gigantesque excitation circulatoire enfermé dans la carrosserie d’un Chevrolet Wagon de 1985 glissant tirée par ses huit cylindres avides de pétrole sur le réseau comme Escherien des Freeway dessinant supportant le flux traversant infiltrant et tramant Houston, Texas, une ville qui explose, s’agrandit de 20% chaque année, ou enfin, lorsque soudain, après avoir payé 20 dollars au Ranger de service « Hi ! How are you doing today ? » il se retrouve parmi ceux de centaines d’autres touristes à Desert View à contempler mais le mot est faible la faille démesurée du Grand Canyon longeant d’Ouest en Est le Nord de l’Arizona et dénudant ses couches, racontant à l’esprit qui n’en saisit qu’infime les traces des millions d’années traversées par l’eau venue du Nord.

Et ainsi de suite, jusqu’ici et maintenant, dans le bureau de la maison de Ed et Frances, accrochée à la colline, entourée d’agaves, de bougainvillées et autres verdures chantant ses cris d’oiseaux, avec, à l’horizon sonore, le murmure incessant des autoroutes et autres hélicoptères.

Le grand bonheur et la puissance d’hallucination est d’être parvenu ici comme peu à peu, de savoir que tout a commencé un soir début février à Berlin encore à se les geler sur le quai de la gare avec les enfants et Käthe car nous étions arrivés bien trop tôt et que le froid était mordant, que des tas de vieille neige jonchaient le sol et que la nuit était tombée depuis déjà bien longtemps, fidèle au rythme hivernal du climat continental. Puis cette poursuite du printemps chassant l’hiver tout en allant vers l’Ouest et passant par le Sud. Près de chez Thomas, qui nous accueillait généreux dans son atelier à Aubervilliers, j’ai pété de froid sur les gradins du Stade de France à entendre « Putain ! Zizou ! » se faire siffler par le peuple venu assister à un match amical. Au Jardin Botanique de Genève j’ai voyagé un après-midi où il faisait plus doux dans une forêt de bouleaux de quelques mètres carrés entre l’Aral et la Caspienne, le centre et le Nord-Est de l’Asie, passant en deux pas du Caucase à l’Ouest de la Chine avant de revenir en Europe par l’Ouzbekistan. Revenu de mon voyage, je découvrais ces phrases sur le devant d’une maison, près de la Perle du Lac, au bout des quais, disant :

« Heureux celui qui sur ces bords peut longtemps se reposer. Heureux celui qui les revoit s’il a su les quitter »

Il était donc temps de poursuivre, de quitter Marco, son hospitalité et son incroyable collection de livres dans son appartement des Pâquis. A Marseille, dans la salle de l’Hôtel de Grenoble, au bas des escaliers de la Gare Saint-Charles, des vieux Algériens, femmes et hommes, buvaient du thé à la menthe en laissant les heures du temps couler sous un énorme poster-tapisserie de paysage montagnard tandis que sur l’écran inévitable du poste dans un coin en haut à gauche l’hypocrite ballet diplomatique cachait l’inexorable compte à rebours de la guerre, alors que dehors, d’autres appelaient au bled ou flânaient parmi les quelques menues bribes de biens éphémères que d’autres vendaient comme aux puces sur une petite place devant le Café de l’Oasis. Le départ du « Turkon-Amerika » était retardé de jour en jour et j’attendais, installé dans une chambre au troisième étage, écoutant les gens monter et descendre les escaliers et parfois les méga-basses du hip-hop local craché hors de fenêtres des voitures avançant comme des escargots dans l’embouteillage du soir. Je sortais peu, prenais des notes, m’essayais à quelques passages, apprenais dans Libération la mort de Maurice Blanchot, me retrouvais soudain en train de marcher dans le Tatras Polonais au mois de juillet dernier puis sortais dans la nuit tombée depuis longtemps et poussais jusqu’au coin pour aller manger devant les images d’Al-Jazzirah au petit restaurant « El Bahoja » (ICI TUNIS) un délicieux bouillon de couscous, le regard arrêté parfois sur la main de Fatima suspendue au mur, qui avait beaucoup à faire, pour protéger les hommes de la folie dans laquelle ils se débattaient.

Oh ! SALAAM ALEIKUM ! Que la paix soit avec vous ! Et puis au-revoir, je pars, le bateau qui enfin largue les amarres, me dépose sur un quai au sud du centre de Barcelone où je me perds entre marché de collectionneurs numismates et vieilles pierres ornées des chimères du catholicisme, euphorique au fil des quelques heures d’un dimanche matin avant de me dépêcher de revenir aux quais, car la marchandise ne saurait attendre et les grues, gigantesques insectes d’acier, travaillent vite, deux minutes par container, avant que le pilote portant casquette comme Haddock ne monte sur le pont et ne guide le navire de cent-cinquante mètres de long hors des bassins vers le large, avant de le quitter à nouveau, le laissant filer vers le Sud, pour passer Gibraltar vingt-quatre heures plus tard et partir droit vers l’Ouest, entrer dans le passage monotone des jours dont l’esprit perd très vite le rythme, coupé de tout, et des news avant tout, ne découvrant que l’eau et l’eau et les vagues encore, ainsi que le cosmopolitisme propre à l’univers de la marine marchande.

C’est que le « Turkon-Amerika » a été construit en Corée du Sud, qu’il appartient à un armateur d’Allemagne du Nord, qu’il est affrété par une compagnie Turque basée à Izmir, que son Capitaine et son Chief Engineer viennent de Pologne alors que le reste de son équipage, des premiers officiers aux matelots de pont et mécaniciens chouchoutant les machines Sulzer venaient de Birmanie.

J’y lu Le Vaisseau des morts du génial Traven traduit par Jacottet et l’incroyable encyclopédie baleinière du Moby Dick de Melville, traduite par Giono, repartant pour d’autres tours du Monde, depuis les îles du Nantucket jusqu’aux mers au-delà de la Chine et du Japon.

Par chance, je n’ai pas eu le mal de mer.

Puis un matin, après une nuit presque blanche d’excitation et d’attente, un oiseau et plus loin, les traces blanches d’un avion dans la grande sphère du ciel annoncèrent l’approche de la Terre !

Terre ! avec, comme premières visibilités du continent Nord-Américain, des formes d’industrie, cheminées d’usines, réservoirs de Benzine et autre chimie au Nord des silhouettes dressées du Manhattanisme friand d’architecture de l’extase, comme l’écrit l’architecte Rem Koolhas dans son ouvrage Delirious New York. Il n’en allait pas être autrement pour moi les jours qui suivirent. Avec Laurent retrouvé dans son gigantesque loft loué par la ville de Zurich sur West Broadway dans le chic cher à la mode de Soho, je retrouvais bien vite les usages effrénés de la vie urbaine, goûtant des huîtres dans un bar dans les sous-sols de la Grand Central Station, marchant au milieu de Broadway vers le Washington Square un samedi après-midi ensoleillé avec cent mille autres personnes criant NO ! à la guerre qui avait commencé quelques jours après mon arrivée (mais n’était-ce pas à El-Babrasheen déjà qu’en novembre de l’année passée devant un autre écran tiré dehors après l’heure du « Fetal » interrompant le jeûne du Ramadan un homme qui s’était assis un moment à côté de moi attendant un train pour rentrer au Caire dans la nuit tombante m’avait dit que « Bush is crazy » ou « idiot » tout simplement comme le disent ici beaucoup à son propos, ce n’est pas lui mais certains dans son administration qui, par leur rage intégriste chrétienne passeraient pour de purs fascistes en Europe.

Terre ! De misère !

A NATION AT WAR, traversée avec Laurent suivant près de 5000 miles en deux semaines et demie ensuite entre fin mars et il y a cinq jours, passant par le Sud, le « Meditation Garden » d’Elvis dans sa propriété de Graceland à Memphis, le restaurant « Mother » dans le downtown de la Nouvelle-Orléans servant de la cuisine cajun et sur un des murs duquel il n’y avait que des photos de militaires, dont une datant de la Seconde Guerre Mondiale montrant des Marines enterrés dans le sable d’une plage d’une île du Pacifique et faisant face, suivant la légende de l’image, aux attaques « suicidaires » des Japonais, l’Houston Space Center avec visite guidée au-dessus des constructions de modules spatiaux pour exercice de simulation et toucher comme irréel d’un morceau de Lune ramené sur Terre par l’incroyable effort technologique et ingénieurique qui avait, merci Von Braun et bonjour Thomas Pynchon, été si mis en route grâce à la guerre, elle à nouveau.

(Gosh ! Jesus Fucking Christ ! Mais qu’est-ce qu’ils ont, se demandait-on, à aller faire la guerre si loin, alors que leur pays est si immense, qu’il y a encore tant de place et tant de misère. Mais qui sont-« ils »?)

Propagande intégrale en tous les cas, certains freaks disant même Goebbelsienne, pas moyen de voir autre chose à la télévision, ne rien savoir merci de ce que pensent les autres mais assister SVP Thank You en direct et presque simultané à l’avancée des troupes sur le front, des cartes et des flèches qui tracent de grands mouvements vers le centre du dit Evil et toujours ce Thank You John, Thank You Bill, Thank You William qui, bronzés tannés poussiéreux heroes portant de gilets pare-balles, viennent de parler en direct de l’avance des Girls and Boys de l’Opération Freedom loin de leurs Home Home Home, où sinon cela passaient ensuite immédiatement des pubs avec des Jeeps immenses portant le nom « Explorer », des sports sans arrêt sauf cardiaques chez ceux qui sur-Bigmaqués ne bougent plus de leur fauteuil, des séries avec rires pré-enregistrés en post-synchronisation tandis que beaucoup disent, inquiets et dépressifs, que le malheur vient du fait que la majorité est éduquée via le Broadcasting seulement et que plus de 300 chaînes n’y changent rien pour libérer l’esprit et voir un peu plus loin que le bout des missiles de Croisière, hideux nom tout comme Patriot ou Tomahawk.

Voila donc, cher Elil, quelques premières nouvelles de ces dernières semaines. Je pense revenir à Berlin d’ici une dizaine de jours et j’y aurai, je pense, plus loisir de t’y écrire la suite, car le voyage ne laisse pas tant de temps au calme de l’écriture.

Take care, comme ils disent ici, et à bientôt.

Yves

Yves Rosset

Berlin, 2 mai 2003, dix heures du matin.

Cher Elil,

me voici donc de retour en Allemagne depuis un peu plus de trente-six heures, encore sous l’effet du dit jet-leg ou lag, ce saut dans le temps ce temps qui te passe dessous que tu quittes et où tu arrives ensuite lorsque ton corps a été ainsi enfermé dans le cylindre ailé poussé par les moteurs à réaction qui parfois comme balançaient sous l’aile derrière le hublot au check-in du guichet KLM une femme charmante d’origine asiatique très énergique et aimable parfait service à l’américaine mais heureuse diplomatie et sourire bienfaisant simultanément dans l’atmosphère de très haut contrôle guerre oblige m’avait dit que je serais assis « window » au départ du LAX, Los Angeles International Airport, à l’ouest de Manchester Boulevard venant de l’Interstate Freeway 110 rejointe à la hauteur de Downtown après celle venant de Hollywood et que j’avais suivie en direction du port, San Pedro, où dix jours plus tôt, un samedi, j’étais allé après avoir visité les Watts Towers dans le Southcentral, je te raconterai tantôt.

A Berlin ! et de revoir Edda et Klara et Käthe, Klara Käthe Edda, enfants et compagne à l’aéroport après eux tant de temps loin du corps toujours dans l’esprit depuis le soir de février où je les avais regardé partir debouts derrière la vitre du train de nuit pour Berlin s’enfilant dans un tournant parmi les voies s’enfonçant dans Paris depuis la Gare du Nord alors que moi de mon côté je revins ensuite sur mes pas pour retrouver Thomas et un artiste autrichien vivant à New York dont j’ai maintenant oublié le prénom dans une brasserie Rue du Faubourg Saint-Denis où lorgnait comme cette tristesse chaude des buveurs et buveuses et le soir à Aubervilliers dans l’atelier de Thomas on avait parlé encore, l’Autrichien de son travail pour lequel il apprend des langues, énormément, il en parle treize aujourd’hui, personnage déroutant, bavard buveur de thé comme toujours hors d’haleine, feu follet polyglotte que j’avais raccompagné dans le froid au dernier RER jusqu’au portillon pour le voir ensuite s’éloigner sur l’escalator, retourner dans la foule avec, sous son bonnet de laine noire, ses langues, s’en allant vers son rendez-vous encore plus tard en ville des Lumières avec une amie.

Depuis avant-hier soir ici donc, revenu à la maison Manteuffelstr. 40/41 dans Kreuzberg et découverte des deux nouveaux locaux un resto et un salon de thé très privé en face de mes fenêtres, « Lamacun Salonu » « Internationale Küche » et « Freunde der Stadt Adana e.V. » « York », les chaises et les tables sont déjà tirées sur le trottoir, les nuits d’été vont être bruyantes, l’art de vivre turc ottoman anatolien ou méditerranéen qu’en sais-je sait jouir (le plus souvent entre hommes) tard dans la nuit de thé et de palabres infatigables dans ces murmures ces chuchotements ces bruits de voix graves, ces échanges de temps et d’abstraction (mais de quoi qui causent donc tout l’temps ?) ainsi entre eux jusqu’au point du jour, fumant digérant jetant un oeil sur leur bagnole parquée en double file sur le trafic la nuit ses gens riant criant s’exclamant hurlant parfois.

Jörg, un ami, invitait le soir même chez lui pour le dîner comme on dit pour une bouffe, « avec les Géorgiens », comme me l’avait dit Käthe, et que Mosche était là aussi, de passage, que j’avais vu en novembre à Tel-Aviv et nous sommes donc reparti presque sur le champ, croisant furtivement dans l’escalier Nanni, Christiane, Marion, Thomas qui allaient dans la grande cuisine de la maison où les deux Svenja faisaient leur « Küchendienst », une petite institution locale pour les membres de la communauté dont certains vivent ensemble depuis vingt-deux ans, depuis l’occupation, en 1981.

On avait déjà passé une bonne heure dans le trafic en revenant de l’aéroport au nord ouest de la ville que, tout en échangeant les premières nouvelles, je ne cessais de dévorer des yeux, Berlin ! purée putain verdammt ! hier & here, wieder & again, c’est le voyage qui continue ! qui repasse par là ! j’avais encore en moi tous ces mélanges de topographies, de paysages dans le corps, ces présences d’ailleurs puis ici à nouveau le rond-point autour de la Siegesäule dans le parc du Tiergarten puis Käthe qui avait pris par la Potsdamer Platz, un des dits « coeurs de ville » d’Europe de l’Ouest, entièrement repassé moderne et vite bâti depuis 1989, quelques blocs pas grands très grands un peu gonflette mélangé Kitch, malls ennuyants de sociabilité riche consumériste, salles des spectacles de l’entertainment, bureaux de Konzerne, Käthe a failli choper un piéton imprudent qui s’était glissé au rouge dans l’embouteillage régnant, l’idiot ! on en avait été pour notre peur et lui pour sa dose d’injure que la frousse qu’il nous avait faite justifiait bien, Berlin !

En chemin nous nous sommes arrêtés à la Galerie de Barbara dans une très belle très chic cour intérieure du dit déclaré nouveau Mitte de la ville où Bettina, une amie, montrait un travail vidéo parmi quelques autres qui étaient présentés en boucle d’une heure dans une installation construite par un duo d’artistes locaux, un rideau de plastic sac à ordure obscurcissant un espace délimité par deux parois dans la grande salle de la galerie, y délimitant un espace de projection où nous sommes entrés en vitesse juste pour dire bonjour, les filles, cela ne leur disait rien, elles, elles voulaient aller tout de suite chez Jörg car elles y sont au paradis, il y a toujours des snacks des boissons douces des films en DVD des nouveaux CD ou quelque chose encore, une nouvelle animation sur l’écran de son portable et puis Kodak aussi le chien l’épagneul fou qui se met à hurler lorsque Jörg lui yoodle véritablement en grand comédien qu’il est dans les oreilles. Bettina était là et puis Bodo aussi et Erika et Bernard, Bodo qui écrit des livres et Erika qui cuit des gâteaux dans le café de Matthias au milieu du parc dans le quartier de rock où on avait causé Bodo et moi fin janvier avant que je parte.

Pour moi, comme tu peux te l’imaginer, cela ne n’arrêtait pas, les retrouvailles les re-bonjours les embrassades j’en avais le coeur qui débordait la bouche qui s’embrouillait la tête qui explosait, c’était revoir des gens aimés après trois mois de nouveau mais suite à une nuit presque blanche dormie deux heures seulement, dans mon corps il était dix heures du matin alors qu’au dehors il était huit heures du soir et que nous allions vers le Mai, temps élastique et humeurs effluves printanières, Klara venait toujours nous dire que les deux minutes étaient passées que nous avions dit que nous voulions encore rester, puis « tchüss ! » « salut ! » « bis bald ! » et un quart d’heure plus tard on arrivait enfin chez Jörg dans son bel et grand appartement dans le quartier de Prenzlauerberg (je formule cela ainsi tant je suis toujours impressionné par la folle richesse de notre matérialité et l’aisance jouissive avec laquelle je m’y meus), les rues dehors fourmillaient déjà par endroits de policiers car c’était la nuit dite de la Walpurgis et le lendemain le 1er Mai ici fêté suivant une tradition bizarre.

Tamuna, une amie de Jörg, était là, merveilleuse, de retour après plus d’une demie année à Tbilissi où elle avait travaillé pour la télévision, c’est toujours incroyable (je ne dirai qu’une fois ce mot, juré ! alors que je l’ai eu en route et l’ai encore si souvent en bouche, en exclamation !) de la revoir, d’écouter les histoires qu’elle raconte de là-bas, en Transcaucasie aux rivages baignés par la Mer Noire, Jörg y était allé il y a deux ans je crois et il nous avait montré les photographies de son voyage, je me souviens d’une plage, de gros cailloux lisses polis, d’amis d’amies autour d’un feu, de couleurs d’une nature et d’une lumière chaude, de maisons en bois, de tables mises, de peu de choses en fait mais c’est quelque part par là-bas ô envie ô désir ! Jörg m’avait dit en septembre que je devrais y aller depuis la Turquie mais j’étais allé en Israël chez Mosche qui était là maintenant, rangeant ses quelques affaires dans le bureau où Jörg le logeait, il arrivait de Londres, ou Southampton plutôt, où il avait travaillé pour la télévision digitale pour laquelle il bossait déjà à Tel-Aviv.

C’était bien de le voir, de pouvoir lui parler, regarder ses yeux, entendre sa voix, lui demander des nouvelles d’Assaf, de Yanif, de l’écouter parler hébreu avec Osnath qui vit depuis deux mois à Berlin venant de Tel-Aviv elle aussi, de ce bord de mer, de cette ville capitale moderne de l’état si neuf encore, si douloureusement neuf encore, nous n’avons pas parlé de la guerre je crois, pas directement vraiment, sauf une fois où Mosche me demandait si c’était de la guerre contre l’Irak dont je parlais avec Klara, oui, de celle-là, sans savoir ce qu’elle signifiait pour lui, apprenant surtout qu’il partait au Costa Rica pour deux mois pour se retrouver, faire une pause, méditer, penser à lui-même, tout ce que sa vie de patron au bureau au bout de l’impasse Plonit près d’Allenby, là où il habite avec Ueli, ne lui avait plus laissé le temps de faire depuis trois ou quatre ans, mais maintenant Mosche avait quitté l’appartement sur le toit où j’avais passé beaucoup de soirées, dehors sur la terrasse, autour de la table à la cuisine ou dans le séjour où Ueli dessinait, le Costa Rica donc et tout à l’heure, ce matin, au petit-déjeuner nous avons regardé avec Edda la carte dans l’atlas où c’est le Costa Rica, juste au nord de Panama,avant la Colombie, le Venezuela et puis mon regard qui très vite glissait vers les lignes épaisses faufilées méandreuses comme veineuses aussi des fleuves de l’Amazonie ô envie, ô désir !

* * *

Plus tard, samedi 3 mai, cinq heures du soir.

Cher Elil,

je sors d’un long sommeil, presque seize heures en tout entre hier après-midi et tout à l’heure et suis donc encore ivre de ce temps là rêvé oublié et qui, aux dires de ma mémoire vagabonde de Proust, agit comme une drogue puissante.

Il fait gris, gris clair, venteux et froid et il n’en faut pas plus pour me ramener totalement ici comme si rien ou presque ne s’était passé dans l’entre-temps, retour des bruits intriguants, des gestes au quotidien, amener Klara à l’école, rester un peu, regarder les autres enfants de sa classe, les phrases les mots en allemand au tableau les mains levées les visages qui sortent encore du sommeil il n’est que juste après huit heures du matin, patience et privilège de l’éducation, le moment du cercle aux histoires des enfants, ce qui leur est arrivé, ce qui se raconte de la soirée de la veille par les petits dormeurs et petites dormeuses du quartier où avaient eu lieu des émeutes suite aux cortèges aux fêtes et autres concerts divers du 1er mai. « Mais non, Bedia, ce n’est pas de guerre (Krieg) qu’il s’agit » disait la maîtresse, « comment est-ce que s’appelle ce qui s’est passé ? Est-ce que tu te souviens du mot ? » alors Bedia cherche le mot mais lui ne lui vient pas sur les lèvres tandis que la maîtresse insiste attend répète « comment cela s’appelle-t-il ? » et déjà aussitôt des mains se lèvent « Emeute (Krawall) » dit Aron et Bedia se plaque les mains sur le visage tout en jetant son tronc en arrière et sa tête encore plus s’écriant « ah oui ! émeute ! » « La guerre est bien plus grave, bien plus terrible » rappelle la maîtresse encore, ils ont vu des voitures brûler à la télévision, des policiers dans les rues, entendu des bruits de sirènes, n’ont pas pu ou su s’endormir, dormir, se reposer avant d’être là maintenant à en parler et ce qu’ils en disaient qui m’est comme sorti de la tête, qui était où ? qui a vu quoi ? Est-ce que Bedia avait vu beaucoup d’images de guerre chez lui ces dernières semaines ? qu’avait-il vu ? qui avait vu quoi ? moi je n’ai même pas encore vraiment demandé aux enfants s’ils ont vu des images de la guerre à la télévision. Voir, lire, apprendre, multiplier, additionner, se documenter, lire encore, écrire, apprendre à écrire son nom, à lire ses origines, le passage d’une langue à l’autre, le présent, les conditions de son futur, devenir grand, passer de cette enfance qui nous nous-mêmes dans une proche infinissance vers l’autre du temps allant dans lequel l’être se guerre comme mesure de lui-même, qu’avons-nous vu, qu’as-tu vu ? c’est toujours ce même écho de phrase de film déjà notée dans le prologue des Aires de repos dont les Oasis de transit poursuivent d’une certaine manière le travail d’annotation.

Hier je voulais te parler de l’enfilement comme des perles des instants dans le doux collier du retour chez soi pour en arriver, par exemple, aux minuscules collections de choses de mots qui soudain me semblent si nombreuses autour de moi, tas empilements alignements rangements archivages articles cartes postales billets photographies nouveaux livres achetés aux passages qui s’accumulent autour du manuscrit du texte en devenir, sa version imagée, collée, dessinée, mon outil de regard, paysage de chambre et horizon intellectuel, en Californie, à New York, j’ai commencé à photographier des bibliothèques chez les gens que je rencontrais, leurs collections de livres, de disques, chez James, qui a son atelier de peintre sur Canal Street, j’ai vu sa collection de machines à écrire, prenant la moitié d’une pièce qui n’était pour lui presque plus que d’entreposage, sauf son vélo de course, qu’il utilise tous les jours mais je ne les ai pas photographiées, les machines.

De la poursuite de ces instants bouillonnants d’émotion donc tant hier matin t’écrivant avant de succomber à la fatigue j’en étais encore plein, Salomé et Nikai, le musicien, chez Jörg, puis dans le voisinage Patricia, Heiner, Almut, Rudi, Anne, Patrick, Tine, Charlotte, Oscar, Jo, Annelie, Helma, Sarah, Svenia, Richard, Richard, Max, Antonia, Tom, Keith, la maison avait installé le bar des fêtes au bout de l’allée donnant sur la rue pour vendre des gâteaux, du café, alimenter et causer autour d’un petit marché aux puces, tandis qu’un moment durant la manifestation des antifascistes des antiracistes de la gauche à vif passait sur la chaussée et envahissait le trottoir, nonchalante, implorant rageuse une révolution internationale à venir, pimentée de punk rock live et cette fois-ci pas entourée de policiers casqués par chance bien que précédée de flics en uniforme une pièce, plus doux juste tissus vert militaire avec dans le dos sur fond jaune fluorescent le texte « ANTI KONFLIKT TEAM » ce qui je crois a été un succès jusqu’à plus tard où tout a, à nouveau quasi comme d’hab., dégénéré, s’est durci, transformé, s’est mis à être joueur, au chat et à la souris, provocateur ou hyper colérique, soul ou bien planifié, casseur voyou paumé enthousiaste frimeur sans peur douleur, manque de pot ou grande chance Annelie n’a eu que sa vitre avant brisée par un pavé et a perdu une protection plastic sur le côté en plus du phare arrière fondu et du pare-choc tordu car sa VW était parquée là où une autre caisse a été incendiée, alors quoi, l’assurance ne paie rien, bien sûr, sinon tout le monde en profiterait et il y aurait milliers de feux de joie pour revitaliser l’industrie maîtresse du pays ! Mais quoi purée c’est de l’autre côté de la barricade que l’on se retrouve alors à flipper pour sa caisse ? Nous avec Käthe on va toujours parquer la nôtre à deux bornes d’ici, histoire d’être tranquilles, à force, la casse se limite toujours aux mêmes carrefours, bien sûr chez les plus pauvres, Kreuzberg c’est pas seulement un vieux quartier branché pour étudiants et bohême artistique, c’est aussi un max d’assistés sociaux, c’est un plus grand max encore de jeunes migrants au chômage sans papier scolaire dans la zone la plus rude la plus ennuyante, le genre de situation qui est probablement celle qui règne ailleurs, aux Etats-Unis par exemple, dans les minorités d’origine africaine et hispanique, puis alors tu tombes sur ces phrases dans le journal pendant la guerre là-bas il y a quelques jours, que l’armée est le seul moyen pour beaucoup de devenir autre chose s’ils survivent (et se pose alors la question du comment au niveau mental) et Mark à Santa Barbara dimanche dernier, qui me racontait exactement la même chose quand je lui posais la question de savoir s’il y avait une aide directe de l’Etat aux études dans ces universités US souvent si chères, oui, me disait-il aussi, l’armée, et moi de repenser à l’instant au coiffeur turc en face de chez moi qui m’avait dit avant mon départ qu’il s’était porté candidat à la Bundeswehr.

* * *

Lundi 5 mai, neuf heures du matin.

Cher Elil !

Il fait refait beau maintenant, le joli Mai, le plus beau mois, s’installe et moi de mon côté aussi, peu à peu, huit semaines encore avant le départ pour le Japon et entre temps, l’espoir de t’écrire plus souvent peut-être, au fil de l’écriture des « Oasis de transit » qui maintenant m’attend.

A bientôt,

Peace & love.

Yves

Yves Rosset

Berlin, vendredi 23 mai 2003, onze heures du matin.

Cher Elil,

je reviens à l’instant de la gare, près de chez moi, quasi au bout de la rue, juste de l’autre côté de la Spree, où j’ai acheté mon billet pour Warszawa, aller simple. Je pars lundi prochain de bon matin, pense rester quelques jours en ville avant de poursuivre vers la frontière biélorusse, où se trouve le parc national de Biazowieski et sa forêt vierge, qui, aux dires des guides de voyage, n’a plus changé depuis le moyen-âge. Ensuite, j’irai vers le nord, à travers la Mazurie, pour atteindre Gdansk et voir la côte de la mer Baltique avant de revenir à Berlin. Je me réjouis énormément de retourner en Pologne, occupé que je suis ces jours à partir des notes prises lors de mon voyage de l’année passé à Cracovie et dans les Tatras qui avait « inauguré » si tu veux cette année consacrée aux « Oasis de transit ». Je ne te dis pas combien ce travail à l’écriture me laisse pensif, parfois anxieux et toujours fébrile, tant il fait sans cesse surgir devant moi mille toujours nouvelles questions quant à la manière dont les « Oasis de transit » trouveront forme dans un livre. Alors que les trois quarts de l’année de cette bourse sont plus ou moins passés, je remarque que je n’ai cessé d’y apprendre & d’y découvrir comment mener ce projet à bien, courant derrière lui comme un beau diable, réalisant avec reconnaissance combien les étapes s’enrichissent de plus en plus parce que se nourrissant de celles qui leur ont précédées. Cette évolution est difficile à expliquer en quelques lignes. Elle est en moi, sans cesse et à tout instant et elle ne trouvera probablement écho en l’écriture que lorsque je rentrerai du Japon à la mi-août et que j’aurai d’une certaine manière « bouclé la boucle » pour me retrouver au centre de ma spirale berlinoise. Cette évolution concerne d’ailleurs aussi bien la manière dont je fais ma valise qu’une certaine perception du temps et des jours et de ce qu’il est possible d’y grappiller de l’ailleurs ou de l’ici. Sans parler, bien sûr, d’une certaine dépendance qui s’installe.

Tout à l’heure (c’est entretemps l’après-midi et je reviens du marché turc le long du Landwehrkanal, la tête très affolée par la rue et ses foules, les yeux désillés), j’étais au journal pour faire prolonger ma carte de presse, et je racontais à mes amis collègues de la réception comment, à voyager, luxe & privilège, on est soudain tellement libre de penser à autre chose et autrement lorsqu’on ne se réveille pas tous les jours dans le même lit pour lire quelques mêmes minutes avec la même habitude le même quotidien dans une même cuisine avec en tête les mêmes petites tâches domestiques et pécuniaires auxquelles on n’échappera même pas.

Lundi dernier, j’ai bu un thé chez Yvonna qui m’a parlé de Varsovie où elle est née et j’ai retrouvé avec délice les chuchotements de la langue polonaise lorsqu’elle parlait avec son fils. Mardi, je suis allé voir un petit film d’une artiste israélienne, Tal Sterngast, dans un studio à Prenzlauerberg. Une de ses amies d’enfance y raconte deux petites histoires, en hébreu, ce qui faisait que soudain, au milieu de Berlin, les oreilles sous un casque stéréo, je retrouvais les échos de cette langue tant aimée elle aussi. De fait, je dois être amoureux de la langue en général, tant j’ai adoré, à Rome, à Istanbul, au Caire, à Barcelone, sur le bateau, à New York ou encore à Amsterdam, celles qui flottaient autour de mes oreilles (tiens, par exemple, ces hommes russes, à l’aéroport d’Amsterdam, dont le groupe ne cessait de grossir autour d’une table où chacun s’approchait, qui avec des nouvelles bières, qui avec quelque bonne affaire faite au duty-free shop et qui torraillaient et soufflaient comme les cheminées d’usine que l’on peut voir dans les films noirs et blancs tournés après 1917 pour illustrer la modernisation de l’industrie née de la Révolution, je n’y pigeais que dalle mais il suffisait de les voir pour comprendre que leurs paroles étaient à la fête).

Mais en fait, cher Elil, c’est de New York que je voulais te parler, et ce depuis le jour où j’ai trouvé dans mon courrier au retour de Los Angeles une invitation pour l’exposition de Nan, que nous étions allé voir, avec Laurent, quelques semaines plus tôt, dans une galerie de Chelsea. C’était le 26 mars. Je m’en souviens parce que c’était le jour où nous avions acheté la voiture, cette Chevrolet si bien appelée « Caprice » avec laquelle on venait de rentrer, enchantés comme des gosses, sur Manhattan par le George Washington Bridge. Nous enfonçant peu à peu dans les gorges de plus en plus profonde des rues depuis la hauteur de la 178e, on n’avait pas arrêté de s’exclamer à tout bout de champ en descendant vers le sud. Dehors, l’après-midi tirait à sa fin. Il avait commencé à faire il ce temps gris et lourd et comme agréablement chaud d’avant un orage de printemps. On était assez raides, passablement lessivés. La journée avait commencé tôt le matin avec une visite à l’attachée culturelle suisse, au 30e étage d’un gratte-ciel sur la troisième avenue, à un bloc de Grand Central Terminal, avec vue plongeante sur l’alentours, hallucinant. Sur une des tables de la cafétaria du consulat immense et un peu joyeusement bordélique pour des représentants de la Confédération, j’avais lu le nom du village de « Paradiso » sur un extrait de reproduction de carte du Tessin publiée par l’Office Topographique Fédéral qui ornait façon nappe en design intégré le meuble où notre hôte, juste débarquée de Barcelone deux semaines auparavant, où elle avait travaillé plusieurs années, nous parlait de l’art de vivre du Vieux-Monde, soupirant parfois avec un regret d’extase que la frénésie du Nouveau n’avait pas encore englouti. Ensuite, on avait pris un bus pour Lodi, New-Jersey, où, après avoir promis au vendeur de bagnoles de lui envoyer une carte postale, on s’était rendus dans un garage voisin pour y faire faire un check de base, pneus, freins, huile, etc., commençant par là une série de visites de garages qui allait se poursuivre un peu partout, au fil de notre traversée par le Sud, celle-ci prenant parfois l’allure d’une petite aventure au royaume de la mécanique. A Lodi, on avait eu la chance de tomber sur deux mécaniciens forts aimables, l’un algérien venant de Paris et nous disant en français que nous avions bien sûr payé trop cher pour la caisse, l’autre, un noir calme et efficace et très chaleureux, étant même allé jusqu’à faire un tour avec la chose pour, au retour, nous affirmer que nous y arriverions, en Californie, you’ll do it, guys et que donc on était rassurés. Donc, en arrivant à Chelsea, on s’était dit qu’après toutes ces déambulations, une petite pause d’art de nous ferait pas de mal. Laurent, c’est son métier, et de plus, Nan, c’est un must. Et puis, on la connaît un peu, par des chemins différents qui ont fini par se croiser, ce qui était marrant et de bonne étoile. Il faut dire que Nan, c’est une véritable étoile filante et comme il est rare de la voir et surtout épuisant de lui courir après, on se réjouissait de voir ses images, puisque, vu comme elle travaille, c’est aussi comme de la voir un peu elle. Cindy nous avait raconté qu’elle avait vu l’expo, sans nous en dire grand chose, sinon qu’il était d’emblée et au premier coup d’oeil certain qu’il y avait là quelque chose dans la photographie. Moi, les dernières images que j’avais vu de Nan m’avaient comme toujours beaucoup plu et impressionné. C’était en 2001, un soir d’octobre froid, au rez-de-chaussée du Centre Georges Pompidou, depuis le dehors, le nez écrasé contre la vitre, parce qu’il y avait grève et qu’on ne pouvait pas rentrer. Le soir même, j’avais rencontré Nan par hasard dans une brasserie. Elle n’en pouvait plus ! Le vernissage était tombé à l’eau et il fallait que cela tombe sur elle ! La première fois que j’ai vu des photos d’elles, d’ailleurs, pour que tu comprennes un peu mieux ce que cela signifiait d’être soudain à Chelsea, NYC, pour en voir d’autres, c’était lorsque que j’avais rencontré Käthe, en 1990, à Berlin, parce que Nan l’avait photographiée et qu’elles se connaissaient déjà depuis quelques années. Cette fois, cette fin d’après-midi de mars dernier, pour la voir, il fallait d’abord trouver la galerie. Comme celle-ci avait deux adresses à Chelsea, on s’était évidemment trouvé d’abord à celle qui n’était pas la bonne, ce qui fait que tout en cherchant l’autre, on avait glissé notre nez dans d’autres galeries du voisinage qui faisait d’ailleurs très « quartier d’art » et hip où flânaient comme d’hab. les clônes de son public si particulièrement charmant vraiment cool aisé riche branché et tout et tout.

* * *

Dimanche, le 25 mai, quatre heures de l’après-midi.

Cher Elil,

je reprends ici, car vendredi dernier, j’ai dû m’arrêter en plein récit pour cuire les poissons que j’avais achetés au marché (mais au moment où j’allais me mettre à nettoyer leur chair un fax est arrivé dans lequel l’amie qui devait venir manger se désistait, trop occupée, ce qui fait que comme il y avait à manger « en bas », dans la grande cuisine, je ne les ai préparés qu’hier soir, histoire que les filles aient quelque chose dans le ventre avant de passer la soirée devant le poste parce qu’il y avait le Grand-Prix de l’Eurovision et qu’avec leur copine elles se sont installées, avec feuille de papier et crayon et tout, histoire de donner elles aussi des notes avant de tituber quelques heures plus tard vers leur plumard, un peu tristes que Tatoo leur jeune idole FM de Russie n’ait pas gagné mais que cela soit la chanteuse turque qui était en fait pas mal mais pas si géniale etc. et qui nous a valu plus tard quelques pétards dans la rue car dans la communauté ici on se réjouit dès qu’au pays quelque chose se passe. Pour finir, à Chelsea, ce 26 mars dernier, on a donc trouvé la galerie.

Dans le premier espace, il y avait des grands tirages au mur, et derrière, dans une salle obscure, un slide-show avec quatre séries sur chaque fois un couple. Accompagnant les images, il y avait de la musique, Björk, hyper pathétique, superflue à mon goût, très « requiem for love », alors que les images se suffisaient déjà tant à elles-mêmes ! oh ! se tenir d’amour, s’enlacer, se fondre, grimacer de jouissance, fumer avant/après, sortir à la plage, être quelque part au soleil et il y la nature, somptueuse, se dénuder, s’enlacer, se caresser, baiser, se lécher sur les draps et ses plis, vaguer, regarder vers l’objectif, sourire, vivre, les homos souffrent et les hétéros couplent, procréent, un enfant pas plus haut que trois pommes nu sur un lit, je me souviens que Nan nous avait raconté qu’un musée de New York avait refusé une image de Klara et Edda dansant en costumes d’enfance de danseuses du ventre parce que sur l’une d’elles Klara qui avait trois ans alors était à genoux courbée en arrière son visage sous les jambes écartées de Edda en culotte alors que Klara était nue dont le sexe se voyait au premier plan comme au centre de l’image, gravité de l’enfance, des langes, les homos à une party, les jeunes nus sous la douche, ils elles ont tous toutes des prénoms, que Nan donne, les leurs, leur rend, nous sommes restés assez longtemps, jusqu’à ce que les images recommencent, reviennent, se tenir d’amour, s’enlacer, se fondre, grimacer de jouissance, fumer avant/après, sortir à la plage, être quelque part au soleil et il y la nature, somptueuse, se dénuder, s’enlacer, se caresser, baiser, se lécher sur les draps et ses plis, vaguer, regarder vers l’objectif, sourire, vivre, les homos souffrent et les hétéros couplent, procréent, « naked acting fucking people » comme l’avait résumé ensuite assez séchement Det, un pote de Laurent, avec qui on avait regardé depuis un bar l’orage éclaté fort qui allait nous permettre de constater ensuite l’assez piteux état de nos essuie-glaces. La nuit était vite tombée, on roulait vers Soho, le long de la freeway longeant l’Hudson, à nouveau en plein dans le trafic, luances rouges vertes oranges blanches klaxonnades arrêt départ secouements du bitume assez foutu par endroits, j’étais, quand j’y repensais, aux images, toute émotion, cela faisait des mélanges, cette lumière chez Nan sur les corps qui est comme toujours celle du déclin de fin d’après-midi, celui qui est toujours si superbe, cette flamboyance chaude, avant l’ombre, ou d’éblouissements. Hier, j’ai vu Cord, un ami biologiste et auteur, qui venait d’aller en Pologne, dans ces parcs où justement je veux aller, et alors on s’était donné rendez-vous, pour causer, de tout et de rien, comment ça va, ce que tu fais, ce qu’il avait vu, il faut entrer avec un guide pour voir la forêt primitive, Cord m’expliquant qu’elle témoigne de ce qu’est devenue la forêt dès lors que non visitée depuis l’âge des dernières glaciations, racontant qu’il avait été heureux d’apprendre que les arbres mettent autant de temps pour disparaître une fois morts et retourner à la nature que celui dont ils ont besoin pour y pousser et grandir de leur vivant. En nous rendant plus tard au « Kumpelnest 3000 », le bar où j’ai travaillé, fusé d’idées que la musique et le lieu des années durant m’envoyaient, nous avons traversé le marché sur la Winterfeldplatz inondée d’un mai génial et chaud, achetant des lilas fleuris mauves et blancs pour sa fille qui a un an aujourd’hui, « aimons-nous » dit le langage des fleurs, ainsi que des fraises de la région trop précoces puis discutant ensuite le coup avec un éleveur-producteur allemand vendeur de saucisses, de fromage, de lard pain boulettes et autres forces de la terre, qui nous racontait la crise et les effets de l’euro, et maintenant je me demande si en Pologne j’arriverai à trouver un langage pour leur parler de cela, aux Polonais qui seront bientôt communautaires, alors quoi, eux, nous, les Allemands, les Polonais, les Européens et les Suisses, oh, mais où est donc la frontière dont notre frontière est protégée à distance? etc. Bon. Cher Elil donc, quelques chemises à repasser, du papier à emballer, choisir les livres à côté de celui de Ruth Benedict sur le Japon (la publication probalement élargie d’une commande faite par l’Office of War Information à une anthropologue ayant travaillé avec Margaret Mead et Gregory Bateson et intitulée d’abord Rapport 25 : Modèles de comportements japonais en 1945 puis Le Chrysanthème et le sabre lors de la publication en 1946, première page : « Les règles de la guerre que les nations d’occident avaient fini par accepter comme imposées par la nature humaine n’existaient pas pour les Japonais. »), faire le souper, voir Yvona pour qu’elle me donne un truc à amener à Wojtek, voir un tout petit peu les enfants avant de les réveiller trop tôt demain matin pour prendre le train, juste après six heures et ce sera à nouveau le départ.

A bientôt donc,

Yves

Yves Rosset

Berlin, 20 juin 2003

Cher Elil,

je t´écris peu alors que je pense si souvent à toi… mais il y a aussi que les lettres sont lentes à te parvenir, à l’instant où je t’écris à ma machine tu n’as pas encore reçu celle de début mai, partie il y a presque six semaines… C’est bizarre, weird, puisqu’entre-temps il s’est passé tant de choses, avec le privilège d’un nouveau voyage de douze jours en Pologne. Je t’ai d’ailleurs écrit juste avant de partir, mais cette lettre là non plus n’est pas encore arrivée, embouteillages de la poste sur ces bonnes vieilles autoroutes de l’information, marrant, inefficacité totale, mais bon, l’essentiel est que tu les reçoives un jour. Et puis, les lettres, on peut aussi les relire.

Le départ pour le Japon se rapproche, j’en parlais tout à l’heure au téléphone avec Jean-Pierre qui y a vécu, je lui disais combien absolument imaginaire tout cela était encore pour moi, puis je me suis évanoui quelques millièmes de seconde, remarquant en revenant à moi que je n’entendais plus très bien sa voix parce que de nervosité j’écrasais l’appareil contre mon oreille.

Et toi, est-ce que tu m’entends ?

J’ai été invité avant-hier à mettre de l’inédit et quelques mots (tu y trouveras mes angoisses de « je-ne-sais-plus-comment-lire-me-disant-que-d’écrire ») après déjà dix mois d’« Oasis » sur www.culturactif.ch, un site littéraire suisse-romand. Si tu t’y cliques, tu trouveras deux textes formats digitaux, as is, datant de février dernier, alors que j’« oasissais » chez Thomas à Aubervilliers. Un retravail minimal de deux imprimés/collés & appartenant au « manuscrit », ces pages d’images et de textes que j’assemble depuis le début, poursuite d’une technique qui éclate de plus en plus, se transforme (c’est heureux) pour aboutir à autre chose, foisonnement imprévu et volumineux, que tu pourras aller découvrir aux archives de la FEMS dès cet automne, bonne occasion d’une balade au bord du lac et d’un songe à Henri Guisan, puisque la maison où il a vécu n’est pas loin (curieux voisinage…) Les titres des textes, c’est « Putain la vache » et « Ça c’est vraiment incroyable ».

Hier soir, jeudi, j’ai lu un peu d’Henry Miller, le début du Tropique du cancer, de 1934, continuant à commencer pour la première fois de ma vie, mais cela n’étincelait pas comme sinon, j’étais sans inspiration, a-récéptif, fatigué, hors de toute curiosité, et pourtant, quelques flashes, son odyssée d’écrivant, la rage, la volonté, le monde alentours, l’affirmation publique, l’enceint du livre et son accouchement…

Puis je le reprends, autre instant… L’intéressant/important, c’est la technique du point. Du petit moment. Du paragraphe. Je le préfère en anglais qu’en traduction. Même si cela reste alors un peu mystérieux, à cause de tous les mots qui me manquent. Il en met de partout. Les gens pissent, les touffes se fouinent, se caressent, les noms de lieux fusent de tous côtés, les masques des prénoms sont glissés sur les personnages; chants aux femmes & gloire aux putains. Et puis moi, le truc, c’est que j’ai une manie au mimétisme stylistique. Cela me prend la tête. De fait, j’adore ça. Y’a juste des instants où ça cloche, aussi, où rien ne bouge, on est végétatif, glauque pourrissant sans joie au coeur de l’horreur du monde.

« So fast and furiously am I compelled to live now that there is scarcely time to record even these fragmentary notes. » Fin avril, le libraire de la « Henry Miller Library » à Big Sur, sur la route Number 1 entre Los Angeles et San Francisco, là où l’écrivain est retourné après son séjour en Europe, m’avait raconté que son œuvre était illégale aux Etats-Unis jusqu’en 1964. Le Robert 2 dit jusqu’en 1960. Il n’en reste pas moins que c’est choquant. Il me dit aussi que Céline était pour Miller un « hero ». Céline aussi, c’est choquant. Le libraire était un spécialiste, un fan, et lui-même écrivain. Dans le garage où il habitait et où je jetais un œil depuis le seuil, il me disait que Kerouac avait aussi dormi. Puis il parla d’Anaïs Nin, cita les noms d’autres « heroes » encore. Moi, tu t’imagines bien, je pélerinais complètement. N’avais aucune idée et remplissais ma besace. Il y avait une clairière, une petite terrasse de bois et de ces plantes et arbres qui font la fascination du lieu (ici le séquoia du nord rencontre le yucca du sud aride, l’alléluia fleurissait, les armoises embaumaient et les belles-de-jour laissaient pendre leurs trompettes blanches et suaves). Dedans, parmi les livres, c’était comme un petit temple, rempli de pornographie et de fureur énergétique, de curiosité mystique et de rebonds existentialistes. Quand j’étais arrivé, un gars jouait de la guitare, comme dans les décennies. Mes flip-flop faisaient flip-flap.

Dehors, sous ma fenêtre, juste maintenant (il est cinq heures de l’après-midi), au Club 39, et devant, sur le trottoir, il y a des gens en deuil. Un voisin est mort. Le cancer qui dévore. Oscar m’avait dit le matin dans la cuisine qu’il allait à l’enterrement. Absence. Souvenir de cet homme au visage rougeaud, chaleureux, d’allure bourrue de rocker ou d’éternel anarcho. 52 ans. Ça fait plus très loin. Alors ceux qui restent boivent des bières. Les amis, les connaissances. A passer devant le Club, en revenant du kiosque, c’était comme de passer devant une coulisse de théâtre. Il y avait ceux qui avaient sorti le complet et ceux qui étaient restés fidèles au tout en cuir avec chaîne comme souvenir de jeunesse rebelle. Des vieux hippies, tout un mélange. Une grande femme disparaissait entièrement sous un voile noir. A quoi ils et elles pensaient alors… Moi, dès que, je frissonne, me souviens d’autres enterrements, d’autres morts. Ça abat comme revigore. Ça rend tout fragile. Dès lors n’importe quoi peut te faire peur. Ou jouir.

Ce printemps, chez Arturo, le restaurant italien sur Houston Street, près de chez Laurent, à Manhattan, il y avait sur l’étagère grandiose, archi-pleine, débordante de couleurs et de bouteilles d’ivresses diverses, derrière le bar, une petite urne, avec les cendres d’un serveur qui avait bossé là. C’est lui qui l’avait voulu. Pour rester là. Après sa mort. Là où il était chez lui. Ses dernières volontés. Et ainsi chaque soir, autour de l’urne, parmi les voix des clients et les cris des serveurs, monte une musique fantastique au-dessus d’un grand piano à queue, endiablée ou caressée par le jeu du batteur, jazzeries & blues & terribles histoires des origines de ces mélodies-là, baume des rengaines de chansons que tout le monde murmure, tandis que les hispaniques suent en cuisine derrière les battants qui s’ouvrent, pivotent et se ferment sur des odeurs de dévorations exquises.

Ces derniers jours, je ne pouvais plus sortir dans la rue sans être piqué par la mouche. Non pas comme si je n’en touchais plus une mais bien au contraire d’une complète fascination particulaire. Chaque visage une aspiration vers le vertige d’un portrait intriguant, chaque corps une tension interne, chaque bruit comme l’éclat d’une manière de big bang en expansion assourdissante, chaque instant une rafale de banal & d’essentiel vivant. Il y a quelques minutes (sous des nuages boulants d’argenté extrême, lunaires, soudain glissés, paresseux, assez minces, percés d’un clair bleu total, après des jours de saine canicule), allant dans le flot des passants sur le trottoir de l’Oranienstrasse et repris par la chose, je réalisais combien j’avais plaçé bas le seuil de l’expérience à écrire/articuler lorsque j’avais imaginé/défini mon projet des « Oasis de transit », partant du fait heureux que tout serait bon à prendre, même juste là, comme toute à l’heure, comme hier et comme chacun des jours auparavant. Ah ! La bien belle idée de laisser envahir les notes comme des herbes sauvages à la périphérie en s’imaginant que de là il sera ensuite facile de revenir au centre du tourbillon à décrire !

La clarté revenue. Il doit y avoir au loin des vents puissants dont parfois les ramures toutes proches enregistrent la fureur en grandes oscillations et balancements de leurs feuillages si pleins, si lourds de sève, de tout ce vert éblouissant en adoration phoebéenne pour photosynthétiser et nous miraculer à l’oxygène. Demain l’été, les voix du quartiers, inconnues, s’affolent puis disparaissent. Jeux d’enfants et bravades de faux-durs.

Je finis à haute dose du thé noir ramené du Caire, façon consciente, sans sucre, comme si cela allait changer quelque chose. Comme si écrire trois fois de suite PAS DE SENTIMENTALISME PAS DE SENTIMENTALISME PAS DE SENTIMENTALISME allait changer quelque chose. A ma façon de m’interrompre. De me reprendre. De continuer.

Tout me poursuit en incessance. Images, voix narratives du passé, constats antiques, formules sonores, belles phrases sages des philosophes de la douleur, chants orthodoxes achetés sur cassette à Grabarka, près de la frontière biélorusse (maintenant l’orage, flaques bruissantes, riviéreuses, poli électrophore des feuilles sous l’effet de l’eau, marées et bruines célestes dans lequel un gras moteur résonne s’enfonce disparaît !), le rire de Wojtek, la voix de Klara au téléphone qui souffre de mon absence, les arbres emportés par le sable de la dune mouvante près de Weba, leur tronc pris dans les larmes de la roche pulvérisée comme ceux des sapins au bout de la langue de l’avalanche, l’hôte au mariage à Bialowieza qui nous avait invité à souhaiter mille plaisirs aux heureux élus avant de nous resservir de la vodka, les heures du silence, troué des ronflements, le lendemain, quand nous nous rendormions tout le temps, alors que les cigognes craquetaient des rires sur leurs nids aériens, leur cou bizarrement comme cassés en arrière sous leur long bec orange, et qui nous disaient « réveillez-vous ! », « réveillez-vous ! », « le paysage est un personnage, venez faire sa connaissance ! » et nous étions finalement repartis, parmi des champs d’herbacées tout juste sorties du Paradis et courant à la steppe, à travers des villages alignant des petites maisons de bois disparaissant dans des apparaissances de bouffantes touffes de lilas derrière des barrières dévorées de graminées folles et autres Bunias orientalis, jusqu’à ce que, passée la banlieue de Bialystock, dans le village de Tykocin, au crépuscule, les hirondelles nous affolent, nichant sous le toit de la synagogue refaite, mais absentée de toute vive, témoignage devenue des cris muets de la pierre et des millions de morts.

En Pologne, d’ailleurs, l’effarement comme radical de marcher dans des rues aux bâtiments entièrements reconstruits à l’identique d’avant les bombes, ainsi la vieille ville de Varsovie, détruite jusqu’en 1945 à près de 90%, ou modernes, socialistes, tels les immeubles post tabula rasa de la dévastation barbare sur la fantômatique surface où s’étendait le ghetto, saisissable d’un coup d’oeil panoramique depuis le trentième étage du Palac Kultury i Nauki. Au centre culturel français, j’avais fumé une cigarette avec la libraire polonaise qui m’avait parlé brièvement de la confusion, de l’association trop grossière entre Pologne et Holocauste, avant de repartir, songeant aux troubles de l’Histoire, à ces états du monde où l’on naît, langue maternelle et voisinage, et dont l’on est otage. Dans le train entre Bialystock et Gdansk/Danzig, une femme m’avait interpellé dans le wagon restaurant en me demandant si j’étais allemand parce que j’en avais l’air. Je lui avais répondu que non, que je venais d’une autre appartenance, mais à quoi au fond, face à ce passé de tous côtés incurable ? Son compagnon, barbu façon ornithologue en sandales & vadrouille en short qui m’avait tout d’abord demandé si je voyageais en Prusse Orientale m’avait ensuite vaguement expliqué avant de me quitter que le long de la voie je verrai des bunkers, beaucoup à la fois, les restes du terriblement nommé « Wolfsschanze », la « tanière du loup », d’où Adolf Hitler dirigea la meurtrière invasion de l’Union Soviétique et qu’il ne quitta presque pas durant plus de trois ans. Mais des bunkers, aucun, qu’une nature dans presque tous ses droits, tant sa luxuriance estivale, embaumée des tremblements des couches de l’air lumineux, m’avait enchanté en traversant la région des 1000 lacs.

A bientôt,

Yves

P.S. c’est aujourd’hui le 1er juillet et je suis bienheureux, cher Lucius, de savoir que tu as enfin reçu toutes les lettres dont je te parlais l’autre jour. Nous prenons l’avion dans trois jours pour Tokyo et c’est donc de là-bàs que je t’écrirai la prochaine fois. D’ici là, que l’été te soit propice.

Yves Rosset

Nara, Japon, vendredi 1er août 2003.

Cher Elil !

Il est juste passé neuf heures du soir et je suis installé dans le petit hall d’entrée de l’auberge de jeunesse de Nara, ville de 350’000 habitants, qui fut pour environ 70 ans la première capitale du Japon impérial, avant qu’une intrigue entre un moine séducteur et une princesse n’oblige la cour, menacée en son autorité, à se déplacer vers Kyoto, à quelque 45 kilomètres au nord ouest… mais tout cela remonte bien loin, au VIIIe siècle, lorsqu’il n’y avait ni air conditionné (la console d’ordinateur où je suis installe est juste sous la sortie d’air froid) ni télévision (dans mon dos les « eeeeeh ! » et « hai ! » des deux commentateurs de la partie de base ball ressemblent étrangement, dans leur mélange d’ennui connaisseur et de probables anecdotes pour tuer le temps, aux commentaires des nos présentateurs… le sport en format conversation de salon est une pratique mondiale, pause pub entre les moments chauds y compris). Aujourd’hui, tout ce passé se résume surtout en une série impressionnante de temples et autres monuments à voir absolument (à moins de devenir idiot?) ainsi qu’à une foule non moins impressionnante de visiteurs tels que nous quatre, Käthe, Edda, Klara et moi puisque, pour mon dernier périple dans le cadre de mes « Oasis de transit », je suis en chemin à nouveau en famille, ce qui change, je dois bien le dire, ma perception du tout au tout (car c’est comme un double rythme qui s’installe, où les moments de solitude à la note ou à la réflexion sont rares en comparaison de ceux passés à essayer de se débrouiller pour les besoins les plus simples, se déplacer, se loger, se nourrir, etc. et à demander aux enfants si cela va, si tout est ok…)

Il n’empêche que…le Japon ! et ce depuis bientôt quatre semaines qui me semblent longues comme plusieurs mois, tant se fait autre l’aperception du temps ici, au fil des étapes géographiques parcourues depuis ce matin de début juillet où nous sommes partis de Berlin pour Londres, avant de nous installer dans nos sièges de ces véritables vaisseaux du ciel que sont les Boeing, aie aie aie, tous ces gens, toute cette masse de métal, et ces ailes fragiles entrevues par les hublots au loin (nous étions au milieu, entre les couloirs), comment est-ce que cela va bien pouvoir s’arracher du sol… et pourtant, après quelques secousses comme derniers contacts terrestres, voilà que tout d’un coup cette manière de vide s’installe, que le personnel de bord se remet à circuler à petits pas entre les sièges et que l’attente commence, pour onze heures et demie de vol, avec, après quelques heures, au beau milieu de l’après-midi, les lumières qui s’éteignent, les volets qui se glissent, le passage à l’heure locale se fait à huit mille kilomètres du but et tout le monde autour de soi se met à dormir ou s’isole devant les programmes diffusés sur les petits écrans digitaux montés dans les sièges. Sur le canal 12, il y avait la carte de notre parcours, avec en gros ou en plus petit le dessin de l’appareil et des noms incroyablement longs et compliqués de villes en Finlande, avant Saint-Pétersbourg puis des définitivement imprononçables au-dessus de la Sibérie quelques heures plus tard, moment où jamais d’aller glisser ses yeux sous un volet entrouvert pour découvrir des surfaces vert sombre n’en finissant plus elles non plus, traces de longs fleuves et de croissants blancs qui devaient probablement être de la neige. Emotion et insaisissabilité dont je ne suis toujours pas revenu…

A notre arrivée à Narita, l’aéroport de Tokyo, nous avons fait la queue pour les « gandjis », les étrangers et j’ai découvert l’un des seuls « kandjis » que j’ai mémorisé jusqu’ici, ressemblant à une sorte de lambda droit, un tronc et deux jambes, qui signifie « être humain »… Dans le hall, Jürgen, cet ami allemand de Käthe vivant au pays depuis dix-neuf ans (le hasard d’une question posée à une demoiselle pour savoir où se trouve l’auberge de jeunesse, deux regards qui se rencontrent et c’est tout un destin qui bascule, dont je suivrai le chemin, au fil des pages des albums de photographies que me montrera Jürgen plus tard…) était là pour nous accueillir avant de nous emmener chez lui, à Yutsukura, une toute petite ville appartenant à l’agglomération d’Iwaki, à environ 250 kilomètres au nord de Tokyo, sur la côte est du pays, celle s’ouvrant sur le Pacifique (celui que j’avais vue, trois mois auparavant, apparaître au détour du dernier tournant au bout de Sunset Boulevard avec Laurent, lorsque nous arrivions au terme de notre périple à travers le continent nord-américain).

A la première station service de la petite autoroute sur laquelle Jürgen nous emmenait, première pause et découverte d’un petit bâtiment plat, fort semblable à n’importe lequel des restoroutes de son genre de par le monde, avec devant une série impressionnante d’automates à boissons, signes locaux et omniprésents de modernité qui brillent encore au fin fond des derniers petits villages au milieu de la nuit, avec un ronronnement doux d’une vie qui ne connaît plus le sommeil. Il faisait une chaleur torride, les premières cigales et autres hannetons s’en donnaient à cœur joie, une stridence qui n’allait plus nous quitter, même au cœur des villes jusqu’ici traversées, et des hommes et des femmes sortant et montant dans des automobiles, comme dans n’importe quel film de fiction sur la vie réelle d’aujourd’hui : « Voilà, c’est cela le Japon ! » s’est alors exclamé Jürgen à mon intention, et moi de lui répondre, « eh bien ! je n’arrive pas à y croire ! »

Et pourtant ! Nous y étions bien, et quatre heures plus tard (car ici cela circule tout tout doucement en voiture, des feux partout et des autoroutes où il n’y a parfois qu’une voie…) à Yotsukura, dans la maison aux 70 portes et aux quelques fenêtres, juste derrière le cimetière parsemé de pierres grises hautes et minces ainsi que de fines planchettes de bois plantées dans la terre. Nous y étions, en chaussettes sur le tatami, avec la mélodie de Pour Elise jouée par la fille des voisins, mais audible très clairement, tant ici les gens vivent proches les uns des autres, tant les parois de papier de riz sont perméables aux bruits de la vie, tant la place est rare sur ces îles sismiques recouvertes d’une nature sauvage entre chaleur et humidité, paysages monotones de l’escarpement absolu recouvert de forêts impénétrables qui ne cessent que là où un vert aigu et électrique est signe qu’il a été possible d’établir quelques rizières ou là où un gris bétonneux ou un noir de tuile laquée dessinent les tons des agglomérations nombreuses et proches les unes des autres au-dessous des réseaux sans fin et à leur manière charmants des lignes électriques aériennes…

(Je remets, cher Elil, chaque quart d’heure, une pièce de 100 yen dans la machine pour continuer à t’écrire et constate que ma réserve est bien plus vite engloutie que ce que j’avais prévu, alors que je n’en suis qu’au début de notre voyage par ici… ne t’étonne donc pas si cette lettre s’interrompt soudain de manière abrupte…)

Au Japon donc… et quoi, que diable, on s’attend alors à quelque chose de vraiment autre, à quelque chose comme une aventure, et en fait, on se retrouve finalement au supermarché du coin à errer indécis dans les couloirs tout en se demandant ce que l’on va faire à manger aux enfants le soir et pourquoi c’est justement cette musique de marche martiale carrément teutonne qui sort à cet instant des haut-parleurs, alors que l’on a sous les yeux les formes toutes plus inconnues les unes que les autres de végétaux mystérieux et d’autres assortiments d’algues séchées qui, dans les nuances infinies de leur tons noirs verts ou bruns, feraient rêver plus d’un peintre. On n’y comprend rien de rien, impossible de déchiffrer quoi que ce soit sauf les logos des marques internationales et la bouille d’Oliver Kahn, le gardien boudeur et bourru du Bayern de Munich ou les cheveux blonds de David Beckham, tous deux grands héros du monde publicitaire local vantant shampooing, téléphones mobiles, ou même pneumatiques de bagnoles sur des banderoles claquant dans l’air au bord des stations-service. Alors on s’arrange, les soirs de trop grosse pluie à la longue un peu déprimante on fait des pâtes à la sauce bolognaise pour faire sourire la tablée, et sinon, quand l’imagination fait faillite ou le courage manque pour se lancer dans une cuisson inconnue, on se régale de toute une offre variée de plats préparés mis sous plastique et au tarif réduit après huit heures du soir, car le poisson, on le sait bien, faut que cela soit frais, surtout s’il est cru.

Petites choses donc, petits moments, irritations et surprises, jours qui passent, une météo que tout le monde nous avait promis brûlante et humide qui s’avère surtout humide, les fringues très légers attendent dans les valises et on se met à dévaliser les armoires de Jürgen à la recherche de pull-overs, et lorsqu’un jour on se met en route pour découvrir les îles de Matsushima, au nord de Sendai, un des trois « spot of beauty » les plus célèbres du pays, on se retrouve avec des sacs trop lourds d’habits chauds et des parapluies qui ne servent à rien parce que soudain le ciel est clément, le temps plus que doux, les pins sur les petit îlots de roches sortant par dizaines au-dessus de la mer jolis comme tout et la voix très très très haute sortant du haut-parleur sur le bateau en égrène les noms se finissant tous par « shima » (île) et cela à qui mieux mieux… au loin, les cheminées d’une usine électrique rappellent que le Japon est le deuxième pays le plus industrialisé de la planète, tandis que les cris des autres passagers occupés à distribuer des frites en sachet aux mouettes crieuses en poussant eux-mêmes des cris stridents laissent songeur, avec toujours cette tentation de vouloir un jour mettre noirs sur blancs ses griefs et ses étonnements face à un monde vu au fil des parcours touristiques, beauté selon programme dont la contemplation est partagée avec des centaines d’autres aux mêmes instants, tout à l’heure, devant une statue de Bouddha de 16 mètres de haut, cela s’exclamait en silence, parce que c’était un temple, mais lui, tout en haut, dans ses yeux, on voyait bien que toute cette foule, cela le laissait songeur à son tour, ou bien qu’il se retenait de rire, comme la Joconde, derrière sa vitre à triple épaisseur, au deuxième étage du Louvre.

Tourisme donc, assez intense, et malgré tout plus que plaisant (qu’il y ait des vendeurs de glace à tous les coins de ce qu’il y a à voir facilite parfois les choses pour soigner la patience des enfants), mais heureusement entrecoupé de découvertes et de rencontres plus propices à autre chose, à quelque chose de plus étrange, de plus simple, car que cela soit chez Jürgen, ou chez Etsuko, deux semaines plus tard, dans le petit village de Kirihama, au bord de la mer du Japon, nous étions bien loin des « spot of beauty » et de leurs foules passant vite devant ce qu’il y a à voir avant de faire le tour des boutiques se ressemblant toutes et débordant des cadeaux-objets-souvenirs-et-douceurs-locales.

Le gardien de l’auberge vient de fermer la porte et d’éteindre les lumières. Il n’y a plus un bruit, sauf celui de l’ordinateur. Dans la vitrine, tout près de moi, un samouraï et une geisha dans leur boîte de verre me regardent et montent la garde en habits traditionnels, à côté d’autres poupées en kimono, d’un lapin blanc et d’une petite sculpture d’un visage de bodhisattva suspendue par un ruban rouge sombre. Au loin tombe encore une boisson dans l’automate, quelques rires et chuchotements résonnent dans les couloirs et je commence à transpirer comme dans une sauna, car l’air conditionné s’est arrêté. Ma pile de pièces n’en a plus qu’une, juste le temps de me relire et de prendre congé de toi, cher Elil.

Sache en tous les cas que depuis mon arrivée, je ne cesse de penser à toi et que j’espère bien un jour ou l’autre t’en dire plus. Mais c’est ici un pays qui ne découvre rien trop vite, qui n’affiche rien de spectaculaire, je suis incapable de savoir de quoi les gens parlent et ce qui les préoccupe et vais donc tout doucement mon petit bonhomme de chemin, plus riche d’une phrase de Nicolas Bouvier trouvée dans sa Chronique Japonaise à la bibliothèque du Centre culturel français de Kyoto il y a quelques jours à propos de touristes américaines marathonnant x temples et trois palais par jour : « Nous venons dans ce pays maigre et frugal avec notre métabolisme de gloutons : l’Occident est tout entier là-dedans. »

Voilà, pour moi, cette phrase tombait à pic, car il y avait parfois des moments où je me demandais si j’avais vraiment vu ou vécu quelque chose, me rappelant que c’est dans des petites choses, des minuscules instants, aussi fugitifs à apercevoir que le sont parfois les petits autels shintos coincés entre deux maisons et pas plus hauts que trois pommes, ou encore les hérons immobiles au milieu de feuilles énormes de courges à venir (comme celles du conte et qui se transformeront au moment voulu en carrosse imaginaire) que quelque chose a lieu, comme une graine, invisible en son vol, mais que le temps fera mûrir plus tard.

A bientôt donc, d’ici ou d’ailleurs

Yves

Yves Rosset