Prix FEMS | Littérature | 2011
Récit court

Ivan Salamanca

Pour Ivan Salamanca, un livre est un fragment de vie en plus qui, comme elle, se doit de désorienter et de rassembler. Son premier roman, En état de luire (ed. Infolio), nous propose de vivre les fragments de trois vies portées par les voix singulières de leurs narrateurs. Un récit triple fait de vignettes en prose ciselées avec soin, où les personnages se croisent de loin et les destins se mêlent. Progressivement, l’apparent morcèlement du récit se transforme en une trame narrative dans laquelle les fragments se font écho afin de rendre toute la sensualité et la poésie du monde.

Ivan Salamanca naît à Genève le quatorzième jour du mois de novembre 1980. Il est de nationalités suisse et italienne et se roule dans les herbes à Lully, contemple, hébété, comment s’alignent au loin les pieds de vigne. A la fin du vingt-et-unième siècle, il possède un vélomoteur, fait du judo et de la percussion, il lit beaucoup et sort, milite pour les droits humains, écrit des poèmes un peu abstraits dans des petits carnets.

En 2000, il obtient au Collège de Saussure une maturité gymnasiale scientifique avec mention, orientée « sciences humaines ». Il fait une petite pause scolaire, reste dans la cité quatre mois, travaille en tant que civiliste à la Maison de quartier de Chausse-Coq. Et puis il part en Asie – cinq mois sur les routes et les eaux du Laos, de la Thaïlande et du Vietnam –, voit, vit, écrit des carnets de voyage, découvre Bouvier, hésite entre des études littéraires et l’architecture d’intérieur.

Rentré, sa décision est prise  : ce sera la littérature française et la langue, la culture et la civilisation japonaises à l’Université de Genève. Il s’assied sur des bancs en bois et ouvre de nouveaux livres, obtient un papier de moniteur socio-culturel du Centre d’Etudes et de Formation Continue pour Travailleurs Sociaux (CEFOC) de l’IES (Institut d’Etudes Sociales), et est engagé pour travailler à la MQCC, principalement avec les petits êtres qui la peuplent les mercredis.

Ivan goûte aux études des textes et de leur contexte, il aime les enseignements de français, apprend à dessiner et à articuler les alphabets japonais. Il part pour la première fois en été 2002 à Tôkyô, fait un mois de cours intensifs de langue au Sendagaya Japanese Institute, voyage un peu, deux sous en poche. Il aime Rimbaud et Breton, Ponge, étudie Nodier et Hugo, participe à la vie associative de Genève, remporte une bourse du Shoyu Club de Tôkyô et peut voler à nouveau sur l’île durant les mois chauds de 2003 – un peu plus à l’ouest cette fois-ci, à l’Ishikawa Foundation for International Exchange de Kanazawa.

L’année suivante, une aide financière conséquente de la Fondation Boninchi de Genève et le concours de la Japan Student Services Organisation (JASSO) lui permettent de partir une année entière étudier à l’Université de Kyôto, dans le cadre du Kyôto University International Education Program (KUINEP). Emerveillé par la «rivière aux canards» et les idéogrammes géants tracés sur les montagnes entourant l’ancienne capitale, s’aspergeant de bols d’eau chaude dans les bains publics, Ivan lit Mishima et Queneau, enfourche sa bicyclette, observe le rougissement des feuilles et les cerisiers en fleurs, fait des rencontres, se délecte de chaque met et déguste chaque heure de son séjour. Ses carnets se noircissent de notes poétiques et de courtes proses.

Il rentre en Suisse en septembre 2005, reprend les cours à Genève et trouve une place de travail au milieu des cris d’enfants, au Centre de Loisirs de Lancy-Marignac. Il plonge ses mains jusqu’aux coudes dans les lumières et les ombres de Tanizaki, Bousquet, Goethe ou De Vinci, lit Bachelard, Merleau-Ponty et Max Milner, déchiffre, se contorsionne, obtient en 2007 une Licence ès Lettres. Son mémoire de japonais, intitulé « Le basculement vers l’imaginaire dans Eloge de l’ombre de Tanizaki  : De la sublimation contemplative du réel », est lauréat à Genève du « Prix des Lettres » 2008 de la Fondation Arditi, et la même année lui est délivré le Diplôme d’Etudes Spécialisées en didactique du Français Langue Etrangère (DESFLE) de l’Université de Genève.

Ivan fait alors quelques mois de service civil, collabore scientifiquement à l’archivage des très vieux livres et des manuscrits de la Bibliothèque de Genève (BGE). Engagé à la fin de l’année 2008 comme assistant doctorant à l’Unité de japonais de l’Université de Genève, il fait de la recherche, donne des cours de langue et de littérature. Au hasard d’une librairie, il découvre Pierre Michon, se jette sur ses carnets et gribouille, noircit les pages de son ordinateur, se fait quitter par la fille qu’il aime et s’ouvre au monde, décide qu’il est l’heure de faire partager ses mots, qu’il est temps de chercher à se faire publier. Il monte un projet de livre, renonce à l’écriture scientifique, érudite, un peu froide du doctorat: sa vocation est littéraire, elle l’a toujours été.

Il observe, attentif, se nourrit autour de lui, regarde et écoute. Ivan fait du yoga, n’a plus de vélomoteur et loue un deux pièces à quelques foulées du lac Léman, trace des idéogrammes sur les tableaux noirs des amphithéâtres et des centaines de phrases sur ses carnets. Ne pouvant envisager d’écrire à la fois une thèse et son livre, il a averti son maître de recherche qu’il voulait ces prochaines années consacrer le maximum de ses forces à sa prose, à jouer avec les mots, à créer et, par conséquent, qu’il ne continuerait pas l’assistanat. Alors un peu de temps lui est rendu : à son bureau, dans les bibliothèques, chez lui, sur les terrasses ou dans les parcs, à chaque instant libre, il écoute et regarde, il pense, sent, et il écrit des bouts de prose qui illuminent ses journées.

Aujourd’hui, et depuis novembre 2009, Ivan travaille aux côtés des écorchés de la vie, là où, dans ses ultimes retranchements, elle grouille, gronde parfois, se rétracte ou explose. Son service civil à l’association Le Bateau Genève ne lui offre que peu d’heures d’écriture, mais de belles idées de personnages; il prend fin en avril 2010. Ensuite, il ne pense qu’à une chose: écrire, écrire, et terminer son livre.
Et écrire encore.

« Ciseler en riche matière mille petites coupes
d’une délicatesse infinie et d’une invention minutieuse,
pour y verser ce que nos bons aïeux buvaient
à même de la gourde ou dans le creux de la main. »

(Sainte-Beuve)

Le texte qui suit se présente sous la forme d’une série de petites «vignettes» en prose, ciselées avec beaucoup d’amour. Au contraire des «fantaisies» d’un Aloysius Bertrand dans Gaspard de la nuit, indépendantes les unes des autres, elles participent à un tout un peu éclaté, dispersé – elles en sont la trame. Cet extrait fait partie d’un récit d’une quarantaine de pages, le premier d’un livre à ce jour inachevé (et dont le titre n’est pas encore arrêté).

Il donne la parole à un narrateur dans deux lieux distincts – un hameau en haut d’une colline qui surplombe une combe arrosée de soleil, et une ville où se nichent des parcs frais, traversée par des fleuves vaseux et brillants –, liés à deux temps de son existence. En scène, des instants de découverte, de la contemplation et des digressions poétiques, des histoires de marins ou de bulles irisées qui éclatent au-dessus des routes, lorsque deux véhicules à toute allure s’y croisent. Mais surtout beaucoup de rencontres : en ville, ce seront Louis et son amante vêtue de bleu outremer, un conteur un peu hautain vendeur de livres rue Brasque, quelques corneilles, ou encore un troquet aux mains de maître qui, derrière les murs du Café Picot, cache d’étranges oignons de safran; sur les hauteurs de la colline, Pépé et ses humeurs, ses histoires de cabarets et de dentelles dégrafées dans les galetas des bas quartiers, un mage qui parle de noyaux de cerises dans son appentis posé sur un repli de terre herbue, la bouchère du hameau, ou encore un insolite inventeur de mots.

D’une vignette à l’autre, souvent à distance, ces personnages et ces lieux se mêlent, s’entrecroisent, au gré d’une prose qui n’est pas chronologique ou proprement linéaire. Mais derrière son apparent désordre spatio-temporel se cache toute une orchestration. Premièrement, les événements mis en scène n’apparaissent pas de manière hasardeuse : il se répondent, se font écho, tissent une toile qui forme une unité, une structure sous-jacente à un texte au premier abord morcelé. La place prépondérante laissée, entre les vignettes, aux ellipses, aux omissions, permet en outre de ne pas circonscrire le récit à son contenu, et de laisser de l’espace au lecteur pour – s’il le souhaite – faire lui-même des liens entre les événements, remplir les «trous» à l’aide de son imagination.

Deuxièmement, tout se trame autour d’un point pivot, et y converge: la rencontre du narrateur avec une femme à escarpins vert pomme et à chandail bleu, sur un marché de la combe ou au détour d’un sentier – une femme que nous retrouverons en ville, à un vol de mésange de notre homme, derrière le marronnier du parc. Au finale, le lecteur n’est volontairement pas emmené sur une ligne narrative droite, mais il ne se retrouve pas non plus perdu sur des chemins coupés les uns des autres.

Il est, d’autre part, guidé visuellement dans chaque vignette par des mouvements semblables à ceux d’une caméra – travellings, zooms, ralentis, arrêts sur image, etc. La prose tend en effet, comme le terme de «vignette» le laisse supposer, à faire voir au lecteur. Mais elle cherche également à mettre tous ses autres sens en éveil : les odeurs y ondoient et coule le vin dans les gorges, du vent souffle sur les masses feuillues, l’eau du ciel frappe les pierres, tandis que sur les marchés colorés ou sous les robes légères des mains caressent un peu de rose.

Cette sensualité qui se déploie au fil des pages est le symptôme d’une plume cherchant à toucher à travers toutes ses dimensions la valeur poétique de ce qui nous entoure. Les petits événements, les objets et les personnages qui prennent corps dans le texte, et qui pourraient être considérés ailleurs comme banals, sont vus ici à travers le prisme de l’émerveillement. L’écriture, par un travail constant en ce sens, et nourrie par l’imaginaire, tend à faire sourdre l’éclat et la préciosité de ce qui est, ou pourrait être; en d’autres termes, elle cherche à puiser dans le réel de quoi lui rendre hommage. Par le travail poétique et sensuel de la langue, une «bombe à eau» lancée dans un parc peut alors se transformer en une douche de lumière.

Mais ici, poétiser ou s’émerveiller ne veut pas dire faire abstraction des parts sombres, des parts lourdes du réel. Car celles-ci possèdent elles aussi leur éclat – un éclat puissant, de terre et de sang. Les pantalons à gros cotons et maculés de taches côtoient ainsi les petites robes éthérées, la violence des éléments laisse la place à des silences miraculeux. Et l’écriture, pour les reproduire, se fait légère comme de la soie, ou charnue et sauvage comme les femmes dont est amoureux Pépé. Elle s’arme de mots brillants ou nobles, parfois discrets, de mots puissants, rugueux, voire quelque peu familiers, elle joue avec eux, dans un mélange bien moins habile que chez, par exemple, un Pierre Michon, mais dans le sens d’une belle image qui apparaît dans ses Vies minuscules : « les petits mots poussant à ras de terre pour la botanique, le considérable éclat des mots tombés des étoiles pour l’optique, et les mots de l’optique suspendus sur ceux de la botanique pour la littérature ».

Entrer dans ces vignettes nécessite de prendre le temps, de « s’y arrêter ». Les phrases sont souvent longues, parfois denses et complexes. Nous espérons qu’à les apprivoiser, le lecteur saura se laisser surprendre, et sera emporté avec l’émerveillement du narrateur. L’écrivain a répandu bien des gouttes de sueur à les fabriquer, à tremper ses bras jusqu’aux coudes dans les mots, à les brasser, les mêler et faire résonner leur musique. Il l’a fait dans une joie indicible, et en se laissant, précisément, transporter par la surprise et l’enchantement. Et il l’a fait pour – une fois passé sur son front perlé et ses coudes pleins d’encre un mouchoir de coton blanc, raide, lumineux – partager tout cela avec le lecteur.

Puissent ainsi ces vignettes être, autant qu’elles sont, des touches de couleurs et de musique, des bouquets, des impressions, au service d’un tableau pétri d’ombres et de lumières, rempli de puissances et de douceurs.

La suite du livre, celle qui n’est pas encore écrite, comportera trois récits courts, dont la structure sera semblable au premier. On y retrouvera ci et là notre narrateur, mais ce ne sera plus lui qui aura la parole : ce sera tout d’abord Pépé; puis l’amante de Louis; et, enfin, la femme à escarpins vert pomme et à chandail bleu. A différentes voix, différentes sensibilités, différents attraits pour les sens, autres intérêts pour différentes parts de l’homme, et autres rencontres avec les objets; nouveaux croisements de chemins, dissemblables amours, et dissemblables histoires.

Le style obéira toujours aux mots pleins de terre ou de poussières d’étoiles, et la dimension sensuelle et poétique du monde sera toujours au cœur des récits. Mais l’énonciation évoluera avec les voix – ce qui impliquera, par exemple, des changements au niveau du rythme de la langue, ou dans l’utilisation des outils « cinématographiques ». En arrière-fond, toujours une toile qui se tisse, mais sur un champ élargi : des personnages réapparaîtront, des épisodes nous les feront connaître à travers d’autres yeux, ou dans d’autres paysages – et contribueront donc à ce que nous les approchions de plus près, et de manière plus nuancée. Un événement vécu et relaté ici pourra encore apparaître par surprise là, et être goûté par le biais d’un autre intermédiaire, d’une autre subjectivité. Ainsi, les échos se multiplieront, vignette par vignette dans chaque récit, mais encore récit par récit dans le livre – ainsi se formera, petit à petit, toute une symphonie. Peut-être terminerons-nous alors le livre sur une flambée inouïe au creux du ventre de la narratrice, sous une loupiotte orangée – son regard fixé à travers une vitre épaisse sur le dehors vaporeux, humide. Et peut-être que non.

Pour finir ce projet qui plus que tout nous tient à cœur, nous avons amplement besoin de votre soutien. Un soutien d’abord financier : parce que mener de front la fabrication d’une prose telle que celle-ci et des petites activités rémunérées ci et là est une chose extrêmement difficile, et que ce que nous désirons profondément est de pouvoir consacrer tout notre temps et toute notre énergie à elle – à observer, à imaginer ces petits riens auxquels rendre hommage, à les traduire par la langue, et couche après couche à la polir – bref, à créer. Une année consacrée pleinement à l’écriture, c’est le temps nécessaire pour finir ce livre. Un soutien intellectuel et artistique ensuite : parce que nous ressentons le besoin de discuter autour de cette écriture, le besoin qu’elle soit suivie, glosée, éclaircie par des esprits avisés. Un soutien logistique enfin : parce que notre plus grand souhait à ce jour est de publier ces vignettes, mais pas n’importe où ni n’importe comment, parce que nous désirons les mettre entre des mains éclairées, qui les transmettront au mieux à celles des lecteurs.

Un livre, c’est un fragment de vie en plus, qui, comme elle, se doit de désorienter et de rassembler, de gifler et de caresser. Puissiez-vous m’accorder le bonheur de faire aboutir ma création. Et de pouvoir continuer à écrire.

Extrait

Nous étions attablés chez Louis…

[…]

Nous étions attablés chez Louis, tout près d’un de ces fleuves à la surface perlée et aux profondeurs de vase, vertes, que comptait la ville. Le libraire assis en face de moi, dont l’invité tiers – je crois – et moi-même – Louis s’en moquait – nous targuions secrètement d’avoir saisi son amour pour les hommes, nous raconta, avalant les mots comme une dense émulsion d’épices, et avec un charisme qui ne pouvait que lui conférer corps et masse, cette histoire.

C’était aux eaux d’un port où les machines, au nombre de cinq – et il nous exhibait, main droite bien tendue, l’ensemble de ses doigts fins –, étaient remplies, comme toutes les machines de mer, d’objets en métal lourds, d’épais câbles d’acier, de filets emmêlés méthodiquement, et formant en l’obscurité l’épave de monstres grossiers.

Des cinq, l’une avait en cale ce qui aurait poussé tout marin, s’il l’avait su, à ne pas embarquer, à ne pas plonger dans la bave d’écaille et l’écarlate jaillissant des morts poissonneuses, pour une paye misérable, ses mains violacées, mordues nuit après nuit par le froid aqueux : dans la cambuse, au milieu de ce monde d’hommes noyé par les alcools brûlants, en ce temps où les naissances gémellaires étaient redoutées comme un poison et signes de sang, où même dans les profondeurs des cuisines la présence d’une femme en pêche était inconcevable – ici levant droit vers le ciel son index il déclamait, bouillonnant : « Comprenez, pas même aux fourneaux ! » –, ne s’en trouvait non pas une, mais deux; et non seulement du même gabarit, mais de manières, de visage et de regard analogues.

L’embarcation avait, grossièrement peintes sur son flanc anthracite, dix lettres majuscules cuivrées, qui formaient ce nom peu approprié : « L’EGLANTIER ».

Depuis peu j’allais fouiner, rue Brasque, dans l’amas de rectangles dont la chair blanche peut, à tout instant, tout bouleverser. Ou plus exactement ce qui noir y danse.
Je l’y retrouvais parfois, le libraire qui, alors, avait achevé son récit sur ces deux visions saisissantes :

En fond de cale, deux femmes identiques de corps et de visage caressant dans une flaque d’eau rouillée un vieil homme à la peau de bistre, tannée, rêche, usée par les nuits de labeur – ces deux femmes lui caressant le torse et lui léchant le cou, léchant et caressant son sexe humide, l’aimant à tour de rôle dans un silence de photographie qui, d’un minuscule hublot de verre épais, voilé d’usures, recevait la grâce d’une lumière miraculeuse.

A quai, ensuite, sur le pont et sous le noir du ciel, cet homme, congédié et courbé par la faute, la tête enfoncée dans un haut col de redingote, ses yeux éteints fixant la passerelle qui de son monde allait le ramener sur la terre figée, imprimant à jamais l’éclat lunaire dessus – le vieux trempé par la pluie et désincarné s’avançant, ses jambes comme suspendues au-dessus du vide – ses jambes comme survolant ce vide qui violemment s’engouffrait dans l’épaisse masse d’eau noire.

La plupart du temps, rue Brasque, le vendeur de livres – dont l’histoire avait provoqué en moi une décharge rouge –, se trouvait en fond de boutique, dans un gros tricot de goût douteux, et, le front plissé, des lunettes suspendues au cou, lisait.

Parfois, lorsque s’échappaient des danses d’encre sur un feuillet une formule géniale, une beauté fulgurante – ou qu’il décida simplement de se donner un certain air –, il soulevait délicatement les binocles jusqu’au coin de la bouche, y pressait une de leurs extrémités. Puis il se répétait certaines ritournelles sur tel livre, tel auteur ou son style, destinées plus tard aux personnes consentantes comme désintéressées; la monture, alors, flottait au-dessus du nombril.

[…]

Sorti du train, un printemps doux m’avait accompagné de la combe au vert frémissement des hêtres, là-haut. Devant la petite maison dont on m’avait fourni la clé, je laissais le soleil me saisir encore un peu les cuisses, le dos.

Sauf les odeurs, tout – le hameau, les corps usés par le travail de la terre, au-dessus de la bruyère le vol des oiseaux et le claquement de leurs ailes et peut-être même le vent, contre les caprices duquel les êtres ailés jouent aux équilibristes –, tout semblait siester; nous étions dimanche. J’entrai. Ça sentait le vieux bois qui craque, propre et lustré. La chambre était en bas, la cuisine, prolongée par un balcon, à l’étage; je posai mon bazar, fis craquer doucement sous mes pieds les lames, les girons, deux grains de poussière, allai m’y accouder.

Un peu plus tard, en sortant de chez la bouchère, je l’avais trouvé errant, marmonnant des paroles qui lui mettaient la mousse aux lèvres. Pour qui pense creux, il était fou; ou, un peu plus dignement, l’idiot du village.

[…]

Il s’appelait Paul, et l’un de ses travers était de fabriquer des mots.

J’en découvris un autre plus tard.

C’était un briquet de métal jauni dont le Russe imbibait le cœur d’ouate avec une pipette d’argent bosselé. Ses gros doigts vissaient ensuite l’écrou minuscule qui retenait les cheveux de blancheur, alors rassemblés en boule sous l’alcool tout frais gouttelé, son pouce roulait sur la roue dentée, qui raclait sur une pierre quelques poussières. Et sous l’étincelante friction naissait – d’abord se recroquevillant, rassemblant toutes ses forces, vibrante mais comme bridée, pour au finale brusquement opérer une terrible poussée vers la lumière –, flamboyante, une flammèche bleu roi.

Aux doigts grossiers du Russe succédèrent ceux fins et gracieux d’une femme qui fut mise un jour sur sa route, aima sa rugosité à en perdre pied, décida d’emporter avec ses seins de poire et son corps somptueux ses sentiments ravageurs, d’un or trop étincelant, et comme unique souvenir d’eux ce bout de métal jaune. Il voyagea parmi les effluves d’ambre et les poudres rubis et jade, les bourses de gros velours gonflées de sous, certains jours vides et flétries, les broderies de mouchoirs et les lettres froissées d’amants, brûlantes, l’étui gris-bleu à cigarettes; fut ballotté dans les tréfonds du cuir qui les renfermait, ou du coton de premier choix, de la soie, durant les périodes fastes; mais comme mort : sa flamme ne s’allumait plus.

Puis ce fut dans une arrière-salle, au milieu des rires mâles et des volutes de tabac noir, là où les cartes s’écrasent sur table dans un bruit sec et où les flacons se déversent à lampées gigantesques, où les billets se comptent en tas, et un jour où l’absence de billets et son abus de liquides à elle, l’amante, lui firent dans une chambre miteuse sentant l’humidité crasse se dénuder, donner pour quelques sous ces soupirs de plaisir auquel tous les hommes croyaient, le bas de son ventre et un peu de dignité contre quelques pièces qui, dans son sommeil, lui furent dérobées, avec son sac et dedans le précieux bout de métal – ce fut au milieu de ces rires gras et de la poche du malfaiteur qu’il surgit alors. Et l’on ne sait comment, malgré toutes ces années où elle fut délaissée, la roulette n’était pas grippée. Et l’on sait encore moins en vertu de quoi le bleu du feu, une fois cette roulette activée – et alors que tout alcool aurait dû depuis longtemps quitter et libérer les cheveux d’ouate –, s’éleva vers le ciel sans même se replier sur lui-même, d’un mouvement vif et impatient, brûla, le temps de donner au bout de cigare du brigand une allure de charbon incandescent – et tout aussi pressé, ayant consommé tout ce qui lui restait au ventre, brusquement s’éteignit.

Paul m’avait demandé d’écouter l’histoire de ce petit rectangle jauni, puis de la répéter, sans négligences : face à moi, fier comme un loup, il le tenait comme un trésor entre ses doigts. Mais ce n’était pas l’objet en lui-même qui ravissait l’étrange personnage; c’était ce qu’à travers lui il me dévoilait.

Car sa seconde tare était là, au creux de ses mots : Paul voyageait au travers des objets.

Je connus Paul là-haut, et n’étais encore qu’à rêver, peut-être, celle qui quelques sentiers plus loin remuait la terre du potager et dedans, sans le savoir, y fourrait par éclats sa magie. Il est tout à fait probable que je ne sentis encore rien d’elle – ni les flots de lumière qui souvent en surgissaient, ni le reste de ses noirceurs enfouies; que je n’imaginai pas la mosaïque de terre herbée de ses yeux vert, parfois baigné d’eau douce. Pas même sa peau.

Pépé et les huiles de son passé, leurs fendilles, m’étaient inconnus. Louis, son amante vivaient déjà dans cette ville aux poignées d’opales jetées sur les fleuves par le ciel – cette ville que, baladé par les rails et trempé de lumière matinale, heureux du convoi et du hameau à venir, j’avais quittée il y a peu. Peut-être s’aimaient-ils déjà sur un bout de pelouse fraîche, ou adossés à un tronc séculaire, sans doute ne s’étaient-ils pas rencontrés encore, comme le libraire rue Brasque, ses histoires d’églantier, moi.

J’étais vierge de tous ces gens, de leurs dons d’or ou de charbon, eux de moi. Vierge de moi encore ce qui devait m’y conduire :
quelque repas de lumière chez Louis, ce fond de café où il barbouillait de gris ses feuilles déliées d’un cahier acajou;

les petits chantiers de pierres lourdes où Pépé, râlant toujours et la caillasse plein les bottes, construisait le long des sentes;

l’une de ces sentes, qui menait tout droit au potager et au travail en terre de ces cuisses dont ma main pénétrant sous la jupe caresserait plus tard le doux épiderme, s’enfoncerait dans le creux où toutes deux se frôlent – et rosée perlant aux doigts, lentement, remonterait la chair haut sous le tissu.

2.

En ville, sous le soleil, j’avais tendance à aller écraser de tout mon corps à moitié nu les marguerites du parc, en bas du marronnier. Elles fléchissaient sous mon poids, bien plus que sous les pieds de cette petite aux cris de bonheur, courant par saccades, dont souvent l’équilibre rompait, elle riant à grosse gorge de ce que ses genoux encore frêles et souples comme de la gomme se dérobaient soudain, la faisaient chuter tête en avant, lourde de tout son être, projetant la masse légère et aérienne de ses cheveux sur son front. Après chaque culbute, chancelante et enivrée, elle se relevait la petite Inès – dont de temps à autre le prénom jaillissait d’une voix maternelle riante à son tour, bondissait sur l’azur –, se redressait et, titubant, reprenait ses courses impatientes. Parfois rejointe par son père et très concentrée, épaules tendues vers les oreilles et bras repliés, haltérophiles, elle se balançait d’un côté à l’autre en miniatures chocs successifs, ne quittant des yeux le devant de ses semelles que pour lever un regard inquisiteur à l’extrême opposé, vers le ciel et ce géant de père dont la main gigantesque enveloppait la sienne, fraîchement potelée et infime – et alors, pleine de curiosité et abandonnant son air pénétré, gâtait, à se marcher ainsi sur les pattes, son si précieux équilibre.

Je fus spectateur, aussi, sous les rayons du parc, de terribles batailles d’eau, de ballons de caoutchouc gros de liquide s’écrasant sur leur cible comme des mollusques, massifs, aplatis par l’impact, s’écrasant visqueux jusqu’à n’en plus pouvoir et céder, dégurgiter dans une explosion de joie enfantine le fluide clair et frais qui éclaboussait les petits maillots de corps et les petites robes roses, les murets, les troncs d’arbre bouillants de lumière, peignait dessus et sur la terre craquelée des mois d’été des mouchetures d’ombre. Au milieu des cris, et en une divine poignée de temps, le soleil atténuait ensuite ces jets d’encre transparente, en allégeait le ton par les bords, faisait se rétracter les parts les plus imprégnées – et finalement tout complètement s’effaçait, volatilisé en particules virevoltantes, cristallines, invisibles : tout était sec.

Alors je m’étendais à nouveau, et le coup de gomme céleste, ou la petite Inès, m’accompagnaient vers celle qui, sortie sans doute il y a peu, avait laissé échapper par le léger soufflet de sa porte une volute de violette. Poivrée.

Il y eut un temps ou je ne connaissais que peu du Café Picot, en bout de ville – à telle distance du parc qu’en rebondissant de toutes leurs forces sur l’air, les rires d’Inès l’acrobate ne l’auraient atteint que tout bas, chuchotés. C’est ici que pour la première fois j’aperçus, dans un coin, les cheveux de blé de Louis, ramenés frénétiquement sur le cahier ouvert, acajou. J’y avais alors déjà avalé deux salades croustillantes coiffées de juteux lardons, et vidé quelques blancs secs aux poussières dansantes, dorées.

[…]

Le chef du Picot concoctait des repas pour les quatre tables de son estaminet. Tous différents.

Et il gravait des oignons de safran.

Sur ses gravures ne figurait pas le petit filament rouille, l’épice au goût de foin, de miel un peu amer – jupe d’or des mets, vermillon des moines d’Orient; n’y étaient pas plus représentés les bourgeons pourpres du crocus dans le ciel d’automne, ni, s’en échappant sous le soleil, le fripé d’aube mauve, le chiffon de soie éphémère, au soir déjà défraîchi : le troquet ne grattait sur le bois, au burin, qu’autour l’oignon et sa pousse – et quelques fulgurants traits de lumière dessus l’oignon nu.

Il savait les niches de calcaire, les sols d’argile dans lesquels la plante prend racine, friables, tantôt balayés par les brises brûlantes, tantôt tapissés de neige ou parsemés d’eau de printemps; il savait que les précieux stigmates de safran, ces cheveux roux, se séchaient au charbon de bois, se gardaient, hirsutes et souples, en tubes de verre; qu’on les frelatait avec de la betterave, des filaments de grenade, ou de l’étoupe. Que trempés dans le vin ils rafraîchissaient l’air des théâtres à Rome, qu’ils exaltaient ailleurs saveurs et teintes des liqueurs d’herbes, ou soignaient certains maux.
Qu’à trop haute dose, le safran tuait.

Mais c’était bien l’oignon qui était gravé en négatif sur les blocs lisses, recevait sur son corps de bois la fraîcheur roulant, crépitante, des encres colorées. C’est que par lui seul, et au travers de sa seule représentation, le troquet cherchait à manifester un peu de ces saveurs-là, de ces histoires-là : au-dessus des clients les bouteilles tendues contre le mur, au delà du mur l’atelier, dans lequel s’entassaient des estampes par dizaines, chacune contenant, sous les géométries multiples du bulbe argenté, l’or épicé, amer et doux, les chants bas des prières d’aurore, les infusions vertes, capiteuses, ou pourpres et odorantes, les fonds d’épiceries au fond du monde où sur une étagère s’alignent, droits et fiers, quelques tubes gonflés de cheveux rouges un peu hirsutes, ou encore les pétales dont le lilas bleuit, décline avec le jour.

Là-haut, il nous arrivait, à Paul et à moi, de marcher du hameau jusqu’à la combe, pour le marché. Et pour visiter la réserve à escargots.

Dans la halle d’une vieille usine abandonnée, des machines brillantes, pas bien hautes, trônaient espacées, reliées entre elles par des tubes mats d’aluminium. Dessus, des rouleaux dépliés d’herbe dense, taillée courte, et des escargots par dizaines lentement s’affairant, leurs petits mouvements discrets, desquels naissait un brouillis sonore de fond de bois, un matin de champignons. Le sol de ciment gris, à contempler sur le green les affaires des coquilles de bave, semblait se recouvrir d’un tapis d’épines de pin, semblaient pousser sur les murs, où se découpaient d’immenses baies vitrées, lierre et mousse fraîche.

Ce matin, Paul en avait les larmes aux yeux.

Au marché, ils étaient secs, et les miens pris dans un voile de soleil. Tout m’était doux, au cœur de la petite foule. Tout, particulièrement doux.

La réserve n’était pas une exposition. Les bêtes avaient été récoltées pour leur caviar : on les faisait pondre des billes d’ivoire, que l’on assemblait à la main dans de petites boîtes rondes. De chacune de ces perles en bouche se libérait une minuscule eau fraîche, de feuilles de chêne : dans chaque écrin, un peu de fragrance de terre, un coulis de sous-bois. Sur leur couvercle, vert pétrole : un dessin ensoleillé de la combe.

Dans la tranquille effervescence, toujours baigné de lumière, j’achetai de quoi rôtir et des herbes, pour notre souper. A Paul et à moi.

Les stands étalaient leurs couleurs devant les yeux brillants des bambins. Certains, calfeutrés dans des petites voitures sans moteur, tendaient le cou pour apercevoir les odeurs sucrées, terreuses, les épices. D’autres, debout déjà, se collaient aux tentures jusqu’à ne plus rien voir, ou pleins du mandat de leurs parents levaient haut la monnaie au marchand. Les derniers, sur des épaules ou dans des bras, aspergés de couleurs et de lumière, avaient la bouche entrouverte, la tête loin.

A quelques longueurs de moi, au milieu des étals, un sac de toile se balançait sur des escarpins pomme.

Je ne les vis pas.

Les mains rassemblées comme en prière, Paul avait le nez dans les fleurs d’oranger et les pétales de rose, alors que j’empoignais quelques grosses cerises noires, brillantes.

Elle n’aperçut pas la grappe, ni ma main, ni la joie sur mes traits.

Rien de cela.

Mais elle ressentit la grâce de sa robe voletant au-dessus des escarpins, la fraîcheur de la toile sur sa peau.

Et moi, le limpide de mes yeux.

Et nous, sans savoir quoi, ni d’où : que quelque chose vibrait.

Ce fut ce jour-ci : une fin d’après-midi de froid et de vent qui soufflait les masses feuillues, d’éclats de pluie allant et venant avec lui. Nous avions travaillé emballés dans des vêtements de caoutchouc à murer les bords des sentes, les yeux embués par les giclures du ciel, les mains froides et ruisselantes, tout le jour sous des tons roses violacés engourdissants, hypnotiques. Dans un silence monacal, sous nos capuches vaporeuses, Pépé et moi seuls avec le bruissement de nos mouvements caoutchouteux, de nos souffles, et tout autour les feuillages ballottés, cahotés, caressés, puis ballottés encore, le son des gouttes s’écrasant et glissant sur nous, sur nos pierres, s’écrasant sur l’herbe alentour et dévalant les branchages – Pépé et moi enveloppés chacun dans le manteau de nous, bercés par le feutre de ces voix.

Nous avions rompu le repli le temps du pain, les lèvres pleines d’une eau grenat, fruitée, extraite de grappes foulées pieds nus en ronde villageoise – née donc sous les chants, et de quelque repos dans de vieilles barriques; partagé le fromage et le saucisson à gros couteaux, sous de larges gorgées; fini par quelques pommes minuscules, et plus sucrées encore que le vin.

Pépé s’était allumé une cigarette fabriquée par ses doigts gâtés, avait expiré un nuage à l’odeur de pipe, et droit devant, fixant le violet de coton, avait raconté ceci.

Que ce fut sous un semblable vent, et pareillement giclé par l’averse, que son père avait été autrefois, comme un rat, foutu à la porte. Qu’il pleuvait alors tant que l’on ne voyait pas même que certaine eau sur le cou tombait de ses propres yeux. Qu’une dizaine d’années de service, droit, régulier, harassant, s’était volatilisée là, à quai, sous le noir du ciel – que désenchanté et sous les regards tristes mais emplis d’aigreur des camarades, il n’avait eu d’autre choix que de quitter la mer, son navire, les filets. Qu’il avait laissé une part de son âme en rejoignant la terre, et emporté avec lui le goût aigre de la chair douce, offerte une aurore de profonde solitude.

Par elles.

En fond de cale.

Par deux jumelles sans âge.

Ce fut ce jour-ci, après avoir imbriqué les unes sur les autres des pierres trempées, ruisselantes, l’esprit résonnant d’orages et de trêves ventées, les bras lourds, que, ayant laissé Pépé mélancolique tirer sur la gauche et rejoindre le chaud, nul ne sait de mon côté tiré par quoi j’avais entrepris de détourner mon chemin, et d’errer encore sous les mouvements des cieux.

Il n’était pas très tard, mais tout déjà s’assombrissait, et sous le crachin un voile de vapeur enlaçait les pieds. Mes jambes me menaient et soutenaient mon corps froid, fourbu. Une cloche sonna, étouffée sous la draperie de brume, une fois.

Deux.

Je ne l’écoutais déjà plus lorsqu’elle s’éteignit, et alors que me happaient des buissons et le noir devant, une lueur, sur la droite, m’arrêta.

Derrière un carreau de verre, le jaune orangé d’une loupiotte.

Passant de profil une femme dans un chandail.

Bleu.

Qui revint à la fenêtre.

Posa sur moi ses yeux, posa son regard sur moi et aussitôt le soutint, vif, et ses lèvres recueillies au-dessus de la tasse bouillante, ses lèvres arrêtèrent de souffler les volutes, s’ouvrirent, lâchèrent un sourire où tout dans son entier, tout – le visage et les yeux et le reste –resplendit, rayonna. Alors en ma tête engourdie se répandit une flambée inouïe, une ondée de minuscules frissons, éclatante,

du feu,

et au creux de son ventre à elle, plus tard le saurais-je, ondée et feu, identiques, une poignée de peur et de volupté, éclatante, identique,

mais juste dessous son nombril.

[…]

© 2010, Ivan Salamanca

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